Le correspondant de guerre et le général

5 février 2013

Lettre de Ludovic Naudeau Document : Lettre de Ludovic Naudeau au général Gérald Pau (4 mars 1915).

Origine : Fonds privé famille Pau.

Les archives privées contribuent, au même titre que les archives publiques, à nourrir la recherche en histoire. Elles sont conservées tantôt par des personnes privées (familles, entreprises, associations, etc.) tantôt par des services d’archives publiques.

Parmi ces archives privées, les archives personnelles, surtout celles qui ont été constituées par des personnalités historiques, tirent leur richesse de la diversité et de l’unicité des documents qu’elles recèlent. Ainsi des lettres inédites, des journaux intimes, des photographies, des films ou des objets apporteront souvent des éclairages nouveaux et permettront d’appréhender des réalités peu ou pas perceptibles dans les archives publiques comme l’histoire familiale, la vie quotidienne, les mœurs, les réseaux de sociabilité. Il reste encore beaucoup de ces documents dans les familles. Quand ils n’ont pas été vendus ou dispersés, on peut espérer en trouver en s’adressant aux descendants. Ces recherches, naguère difficiles et fastidieuses, sont aujourd’hui facilitées par internet. Je garde ainsi un excellent souvenir de ma rencontre et de mes échanges avec Jean Tannery alors que je préparais un article sur son père. Le document que je veux mettre en lumière aujourd’hui est un exemple de ces trouvailles qu’autorisent les fonds privés.

C’est un de mes officiers-élèves, le sous-lieutenant Benoît Pau, arrière-arrière-petit-fils du général Pau, qui m’a fait part de l’existence de ce document dans les archives de la famille. A la mort du général en 1932, le Service historique de l’armée a récupéré une partie de ses archives privées. Elles sont depuis conservées au Service historique de la Défense à Vincennes et constituent le fonds privé du général Pau (GR/SHD : 1 K 119). Cependant, des documents de travail, des lettres, des objets et des photographies sont restés dans la famille.

La présente lettre a été écrite à Petrograd le 4 mars 1915 par Ludovic Naudeau. Au début de la Première Guerre mondiale, la renommée de Naudeau est grande en France (voir sa biographie et le dossier Leonore). Correspondant de guerre pour Le Journal, entre autres titres, Naudeau couvre la guerre russo-japonaise en Mandchourie en 1905. Il est d’ailleurs capturé par les Japonais à Moukden en mars et emmené au Japon, avec des prisonniers russes, où il reste plusieurs mois même après sa libération. Pendant la Deuxième guerre balkanique (juin-juillet 1913), il est correspondant de guerre en Thrace. Enfin, dès le début des opérations en 1914, il rejoint la Russie et suit la guerre sur le front de l’est. En mars 1915, il séjourne temporairement à Saint-Pétersbourg afin d’écrire une série d’articles avant de retourner au front. Apprenant la visite du général Pau dans la ville, Naudeau lui écrit cette lettre.

En mars 1915, Pau vient d’arriver à Saint-Pétersbourg. Au début du XXe siècle, ce saint-cyrien (promotion de Mentena, 1867-1869) est l’un des plus brillants généraux français de sa génération et il bénéficie d’une grande notoriété dans l’armée française. Parfois appelé « le glorieux mutilé de 70 », Pau est un ancien combattant de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, au cours de laquelle il a perdu une main. En 1911, il est pressenti pour occuper les plus hautes fonctions dans l’armée française : il décline la proposition en prétextant son âge mais en réalité il s’oppose à la volonté du gouvernement de nommer les généraux. Passé dans la 2e section des officiers généraux en 1913, Pau est rappelé en 1914. Il commande l’éphémère armée d’Alsace avant d’entamer une carrière diplomatique. Ainsi, après une première mission auprès du roi des Belges en qualité de conseiller militaire à Anvers (septembre 1914), Pau est désigné pour accomplir une mission en Russie. Avant d’atteindre Saint-Pétersbourg, il traverse la Grèce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie en février 1915. Le lendemain de son arrivée, il rencontre le grand-Duc Nicolas, commandant en chef de l’armée impériale. Quelques extraits du rapport de la mission Pau (février-avril 1915) sont conservés au Service historique à Vincennes (6 N 33 et 34).

Le Grand Duc Nicolas et le général Pau (mars 1915)

Le Grand duc Nicolas et le général Paul en mars 1915 (fonds privé de la famille Pau)

 

  • Un témoignage sur les élites françaises à l’étranger

Naudeau et Pau semblent se connaître, du moins c’est ce que laisse penser le début de la lettre. Cette lettre est d’abord un témoignage sur les élites républicaines à l’étranger pendant la guerre. Le ton de la lettre est empreint de déférence à l’égard du général. Naudeau prend soin de préciser qu’il n’est pas en Russie « à l’insu des autorités françaises compétentes« . Il connaît parfaitement les usages militaires : il rend compte de sa présence à la plus haute autorité militaire française présente à Saint-Pétersbourg et manie les formules adéquates.

  • Un document décrivant les coulisses des relations médiatico-militaires.

Naudeau n’est pas autorisé à écrire ses articles depuis le front. Il est contraint de revenir à Saint-Pétersbourg, où il doit soumettre son travail à la censure avant de le transmettre à Paris. Mais le publiciste précise que ses articles et télégrammes envoyés à Paris « sont, bien entendu, systématiquement optimistes quoi qu’il advienne« , et d’ajouter : « d’ailleurs cet optimise finira par se vérifier, j’en suis sûr« . Plus surprenant, Naudeau glisse au général Pau qu’il se tient à ses ordres. On comprend pourquoi il le prie de ne pas rendre publique sa démarche, dont le but, dit-il, « pourrait se trouver mal compris« .

Cette lettre est un témoignage sur la position de la presse et le rôle des journalistes et correspondants de guerre pendant le conflit. En mars 1915, Naudeau a le sentiment d’accomplir son devoir patriotique en proposant une collaboration au général. Il cherche également à tisser ou à entretenir des liens de confiance avec une autorité. Cette relation est utile pour obtenir des informations mais aussi des protections. Malheureusement, on ignore quelle a été la réponse de Pau. Les rapports entre l’armée et les correspondants de guerre vont évoluer pendant la guerre. D’abord méfiant, le commandement finit par trouver un intérêt à utiliser ces hommes comme agents de propagande (voir à ce sujet Christian Delporte, « Journalistes et correspondants de guerre », dans Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker et Les Journalistes en France, 1880-1950. Naissance et affirmation d’une profession).

 

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