Photographier le travail en 14-18

9 septembre 2012

En découvrant cet été les balades sonores initiées par les Archives de Rennes pour découvrir le quartier Arsenal-Redon, je me suis intéressée à l’histoire de l’Arsenal de Rennes et à un sujet qui m’est cher, à savoir les ouvrières. Le projet Regards neufs consistait à constituer un fonds d’archives orales grâce aux habitants du quartier et à faire découvrir les archives et la recherche historique à un public non initié. L’objectif était aussi de créer du dialogue, du lien social et de poser un nouveau regard sur leur quartier. Le résultat se donne à voir et à entendre sur le site Internet WikiRennes, où des témoignages oraux d’habitants du quartier et des documents écrits ou figurés se complètent pour évoquer, entre autres, l’histoire de l’Arsenal.

Le projet de construction d’un établissement d’artillerie à Rennes, qui remonte à la fin du XVIIIe siècle, s’est concrétisé au milieu du XIXe siècle et l’arsenal s’est développé surtout après la défaite de 1871. Pour répondre aux besoins suscités par la Première Guerre mondiale, les ateliers de fabrication d’armement ont été renforcés, avec notamment la construction d’une douillerie en 1916, la superficie des terrains et bâtiments a été étendue, et la main-d’oeuvre serait passée de 1 300 ouvrières et ouvriers à la veille de la guerre à plus de 18 000 en 1917-1918, grâce notamment à un renfort de main-d’oeuvre féminine.

Une photographie sur WikiRennes a retenu mon attention : ce portrait de femmes, provenant des collections du Musée de Bretagne, est référencé sous le titre « Ouvrières de l’Arsenal, 1914-1918 » [cliquer dessus pour agrandir]. Il a déjà été reproduit dans le Dictionnaire du patrimoine rennais paru en 2004 sous la direction d’Alain Croix et Jean-Yves Veillard. A la rubrique Arsenal de ce dictionnaire, il est précisé que, pendant la guerre, l’arsenal utilise le site de l’usine à gaz située tout près, boulevard Voltaire, dont les fours sont adaptés aux opérations de recuit et de décapage des douilles.

L’apparence physique de ces sept femmes, leurs robes sombres, leur visage grave et leurs traits tirés, qui trahissent la dureté de leur condition ouvrière, ne diffèrent guère de la plupart des représentations de la main-d’oeuvre féminine à cette époque de l’industrialisation de la France. Sur ce point, le très beau volume d’Alain Croix, Didier Guyvarc’h et Marc Rapilliard, paru en 2011 sous le titre La Bretagne des photographes, dans les quelques pages consacrées à la représentation photographique du travail (le « travail figé »), nous explique que les photographes qui entrent dans les usines – ce n’est pas si fréquent – montrent surtout des travailleurs à l’arrêt, posant pour la photo. Certes, « il est des photographes, il est des clichés qui nous montrent la peine des hommes. Rares. Qui savent parfois même, au-delà de la pose, exprimer cette peine, en saisissant un regard. »

Il me semble que la photographie ci-dessus va plus loin. La mise en scène est très étudiée : au centre de la photo, les femmes sont disposées en une véritable composition, celles du second plan étant juchées sur des caisses ; toutes ont une main posée sur l’épaule de leur voisine et deux d’entre elles portent une douille, symbole de leur travail, bien en évidence – de la même façon que les paysans sont représentés avec une faux ou les lavandières avec leur linge. Cependant quand le regard se pose, de part et d’autre de ces femmes, sur les amas de douilles d’obus, on ne voit plus seulement des femmes au travail, mais des femmes « en guerre ». Ces femmes graves et unies en viennent à incarner l’effort de guerre. Grâce au double choix de mise en scène et de décor opéré par le photographe, le cadre s’est élargi et la guerre s’est invitée. Mais on est loin des images de propagande : nul enthousiasme feint, nul maquillage des réalités. Les regards de ces femmes ne peuvent empêcher de penser à la dureté de la vie dans et hors les murs de l’arsenal en ces temps de guerre.

En tous cas, ce portrait de groupe est bien éloigné du portrait en studio d’une ouvrière de la poudrerie qu’on trouve sur une carte postale non datée, également conservée au Musée de Bretagne.

Pour en savoir plus sur l’arsenal :

  • Jérôme Cucarrul, « Sous la Courrouze : la mémoire de l’arsenal de Rennes », dans Place Publique
  • Site Internet de l’Association Mémoire Arsenal-Courrouze Rennes
  • Jérôme Cucarull, « Grève des obus. Les revendications sociales à l’arsenal de Rennes durant la Première Guerre mondiale », Gavroche, n° 156, octobre-décembre 2008, p. 10-13
  • Patrick Mortal, Les armuriers de l’Etat, du Grand Siècle à la globalisation, 1665-1989, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, 335 pages.

 

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