Justice militaire : André Bach répond à nos questions

12 février 2013

Justice militaire d'André BachNous avons déjà évoqué sur ce blog les conseils de guerre des régions à travers l’exemple de Rennes (voir ici). La récente parution du livre du général André Bach, Justice militaire 1915-1916, nous permet d’approfondir notre connaissance de cette institution pendant la guerre. André Bach a été chef du Service historique de l’armée de terre. On lui doit notamment Fusillés pour l’exemple et L’armée de Dreyfus. Avec ce nouveau livre, l’auteur nous transporte au cœur de la machine judiciaire militaire française, dont il nous montre les évolutions pendant une partie de la guerre, y compris dans une dimension politico-militaire. Il soulève la question de la survie des institutions de la République, et plus largement du système démocratique, en temps de guerre. Justice militaire est un livre passionnant. On retrouvera l’interview qu’André Bach a accordé à Rémy Porte sur son blog Guerres et conflits. Pour notre blog, il a bien voulu répondre à quelques questions en lien avec les sources et partager sa conception du travail d’historien.

**

L’informatique et internet ont transformé les méthodes de travail des historiens. Pouvez-vous nous en dire plus sur la base Access des condamnés à mort ? Peut-on envisager une mise en ligne de cet outil ?

Quand j’étais à la tête du SHAT et que je mesurais le gigantisme des sources disponibles sur ce conflit, je me disais, découragé, que beaucoup de choses allaient continuer à se couvrir de poussière. Or on assiste à une conjonction heureuse. On peut désormais dupliquer à l’infini des documents, les consulter sans se déplacer de chez soi : les morts pour la France de Mémoire des hommes, les journaux des marches et opérations numérisés ainsi que l’Histoire de l’armée française dans la Grande Guerre, rédigée dans l’Entre-deux-guerres par le Service Historique de l’Armée, arrivent ou sont arrivés. Et depuis une quinzaine d’années, est apparue aussi une cohorte disparate de passionnés de cette période de l’histoire : rompus aux procédés électroniques, ces adeptes se sont lancés dans la constitution de bases de données en consommateurs insatiables d’archives et de témoignages. Non formés aux processus universitaires pour la plupart, ils sont d’une grande rigueur méthodologique et partagent largement leurs découvertes et travaux, sollicitant avis et informations. C’est le savoir ouvert, une histoire de plein air. J’ai le sentiment dans mes écrits récents d’œuvrer collectivement grâce à eux. Répartis dans tout l’hexagone, ils écument les archives départementales et aident à exhumer des greniers des sources de grand intérêt. Ils sont un formidable vecteur d’apport d’archives. J’oserai dire que, jusqu’à présent, l’histoire de 14-18 reste encore figée depuis les années 20 en une histoire étatique, jacobine, parisienne. Ces nouveaux chercheurs, au contact des archives réparties sur le territoire, n’y retrouvent pas ce qu’on leur a appris à l’école et subodorent une histoire plus complexe. Elle leur paraît avoir été confisquée au profit des élites et ils veulent en savoir plus. Pour cela, ils sont prêts à s’investir et le centenaire qui approche aiguise leurs impatiences et leur envie de s’approprier cette histoire qui a tant fait souffrir leurs aïeux. Quant à la question de la base Access à laquelle vous faites allusion, outil d’une importance décisive pour mes travaux, en constante évolution au fil des découvertes, je la garde isolée et protégée car elle comprend 2600 noms de personnes. Il me faudrait l’accord de la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) pour mettre une telle base sur la Toile. La question des fusillés reste une question sensible, surtout pour les descendants. J’ai pu mesurer combien pour certaines de ces familles ce souvenir reste douloureux. Cette question est encore d’ordre mémoriel, donc concerne le présent. L’intérêt historique est de publier, ce qui, en outre ferait s’écrouler bien des fantasmes mais reste la mémoire des familles et je ne me sens pas souverain en la matière.

Vous écrivez qu’il manque les archives des conseils de guerre d’environ 20 % des divisions. Peut-on expliquer ces lacunes ?

La réponse écrite dans les registres est «disparues par faits de guerre». Ceci étant, ce n’est pas irrémédiable. On finit par retrouver des doubles de pièces de justice militaire, et, à l’aide de ces «militants de la mémoire» dont j’ai parlé ci-dessus, on arrive à reconstituer beaucoup de ces documents perdus. C’est ainsi que les archives de la Justice militaire de la 66° Division étant manquantes, on a réussi à recréer un grand nombre de dossiers et ainsi, on a pu se rendre compte que cette division de chasseurs alpins avait été particulièrement répressive dans les Vosges. On ne peut toutefois en conclure qu’il y a eu intention délibérée de faire disparaître les pièces des dossiers.

Pourquoi avez-vous fait le choix d’éditer vos sources dans le corps du texte, souvent en intégralité ?

Dans les questions sensibles, mémorielles, plus que dans les autres, j’estime qu’il faut, avant de se lancer dans des hypothèses, faire très attention aux faits et aux chiffres, facts and figures comme disent nos amis états-uniens. Comme il faut bien se lancer dans des explications, il est important à mes yeux que le lecteur ait directement à consulter les sources à l’origine des paradigmes. L’historien est là pour faire « l’explication de textes », mais le lecteur ou les autres  chercheurs doivent avoir la possibilité de vérifier si l’argumentation découle bien des documents et, dans le cas inverse, la contester, source d’enrichissement mutuel entre le chercheur et ses lecteurs. Si l’on en croit Julian Barnes dans Une fille, qui danse : « L’ Histoire[..] est ce point où les imperfections de la mémoire croisent les insuffisances de la documentation ». Si la documentation est insuffisante, raison de plus pour la solliciter quand elle existe. Pour moi, elle fait corps avec l’argumentation, car rejetée en bas de page ou en fin de volume, elle ne rétroagit pas avec la réflexion du lecteur. De même j’essaie de tronquer le moins possible. En ce temps-là, on savait écrire et il ne faut pas faire disparaître les nuances de la pensée, la vérité étant souvent dans les nuances où affleurent les réticences, les non-dits. Les supprimer travestit les pensées du rédacteur. Ces longues transcriptions empêchent souvent de bâtir un système, incitent à la modestie dans l’interprétation et interdisent de s’embarquer dans des raisonnements qui, s’ils font preuve de logique, ne garantissent pas la représentation fidèle de la réalité. Il est d’autant plus important de citer le mieux possible ces documents qu’il est difficile pour le lecteur d’y avoir normalement accès. Consulter les documents dans les dépôts d’archives suppose un fort investissement en temps. Bien placé pour le savoir, je considère comme un service à rendre, comme un moyen de diffuser la connaissance, le fait de diffuser ces documents.

Quelles pièces composent les dossiers des conseils de guerre des divisions ? Quelles ont été les plus utiles dans vos recherches ?

Les dossiers de justice militaire, dont il faut dire qu’ils sont d’accès sans restrictions pour tout chercheur, sont particulièrement riches. J’ai proposé à la Mission du Centenaire, qui doit ouvrir un portail à la mi-février sur 14-18, de  diffuser intégralement les pièces de quelques dossiers de Justice militaire pour en montrer la structure. Là aussi une demande à la CNIL devrait préalablement statuer. A mon niveau j’y suis techniquement prêt avec l’accompagnement pédagogique ad hoc, de ma part. Ces dossiers sont très éclairants. On y trouve toujours la plainte du commandant de compagnie envers un de ses hommes sous forme d’un rapport qui se termine par la liste des témoins. La plupart du temps ce capitaine est désigné dans la foulée comme officier de police judiciaire. On a donc à chaud les dépositions de l’inculpé et des témoins. A partir de la décision du commandant de division de lancer l’instruction (ordre d’informer), entre en scène le commissaire rapporteur (juge d’instruction) assisté de son greffier. Les enquêtes sont d’inégale ampleur  mais toujours instructives. On entend à nouveau l’inculpé, les témoins, les experts. In fine, le commissaire rapporteur rend son rapport. Lors du jugement, les notes d’audience sont aussi d’un intérêt inégal, mais parfois très riches.  Par ces procédures, sauf dans les procès bâclés, ou menés scandaleusement (Bersot et le pantalon rouge), on entend l’inculpé qui se défend  et cela procure beaucoup de réflexions étonnantes. Je boucle actuellement l’étude d’un premier paquet de 100 procès qui me permet grâce à la richesse qualitative des documents d’affiner une typologie qui va me prendre encore beaucoup de temps, mais la recherche de la vérité historique est à ce prix .

André Bach, Justice militaire. 1915-1916, Paris, Vendémiaire, 2013, 594 p.

2 commentaires

  • Rollat Christain 10 août 2014 à21:07

    Affaire Chapelant : concernant la raison invoquée de sa comdamnation à mort ? Puis-je avoir les coordonnées du Général BACH , Merci , sachant que je ne vois aucun motif qui le concernait et je connais son dossier de fond en comble! « Capitulation en rase campagne » ne devait pas lui être attribuer c’est clair non . A l’aube de 2014 le cas chapelant reste un procès inique qui doit être finalisé, sa réhabilitation prononcée par le Président de la République.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.