Andreas Latzko, Hommes en guerre

19 décembre 2013

Hommes en guerreHommes en guerre (Menschen im Krieg) fait partie de ces rares œuvres littéraires pacifistes rédigées par un combattant de la Grande Guerre alors que celle-ci n’était pas encore terminée. Publié sous couvert de l’anonymat à Zürich en 1917, il est très rapidement traduit en plusieurs langues mais interdit dans les pays belligérants. C’est en effet un livre rédigé pour dénoncer la guerre, ce que l’auteur y a vu et subi. Ce livre moins connu qu’A l’Ouest, rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque ou Quatre de l’infanterie d’Ernst Johannsen, pour ne citer que des romans en langue allemande, est cependant un pamphlet d’une très grande force car il est structuré en six nouvelles. Mais ce qui en fait une particularité littéraire pour le lecteur français, c’est qu’il est rédigé dans un style expressionniste auquel nous n’avons pas été habitués dans notre pays. La littérature de Latzko, au même titre que la poésie dada, ou l’expressionnisme allemand en peinture et dans le cinéma, est le fruit du traumatisme de la guerre en Europe, et particulièrement en Europe centrale. C’est pourquoi je voudrais évoquer l’auteur avant son œuvre.

Andreas Latzko est un écrivain et journaliste hongrois, né à Budapest en 1876. Volontaire d’un an dans l’armée austro-hongroise, puis réserviste, il sert pendant la Première Guerre mondiale sur le front de l’Isonzo, théâtre de la majorité des nouvelles qui composent Hommes en guerre. Gravement blessé à Gorizia (Italie), de surcroît atteint de malaria, il est hospitalisé pendant huit mois, avant d’être envoyé en convalescence à Davos, en Suisse, à la fin de l’année 1916. C’est là qu’il rédige son œuvre. Il s’installe ensuite à Berlin, où il continue son travail d’écrivain. Il va sans dire qu’à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, ses livres sont brûlés dans les autodafés. Il meurt à New-York en 1943.

Lorsque Menschen im Krieg paraît, il est immédiatement soutenu par le satiriste autrichien Karl Kraus, un précurseur de l’expressionnisme et l’auteur de la pièce Die letzten Tage der Menschheit. Il est également l’ami d’auteurs engagés dans le combat pacifiste et que la guerre démoralise car elle signifie la fin de la civilisation. Ces auteurs lui rendent visite en Suisse : Stefan Zweig, Georg Friedrich Nicolai, un médecin auteur d’une Biologie de la guerre qui fait l’admiration de Latzko. L’auteur influence également les pacifistes français. Lorsque son livre est publié en France, Romain Rolland (Au-dessus de la mêlée) en a rédigé la préface, Henri Barbusse (Le Feu) l’avant-propos et Marcel Martinet (Les Temps maudits) la postface. Une nouvelle édition de l’ouvrage est prévue au début de 2014 aux éditions Agone, comportant les préfaces et postface françaises de 1917, ce qui n’est pas le cas de l’édition actuelle. De larges extraits et des comptes-rendus du livre sont disponibles sur le site de l’éditeur.

Il sera donc bientôt facile de se procurer ce livre, œuvre de fiction mais dans laquelle le passé vécu par l’auteur ressort comme un refus d’oublier l’horreur et l’absurdité de la guerre, de la reléguer dans une mémoire enfouie. La folie comme expression du réel ressort particulièrement dans la nouvelle intitulée « Le Camarade », dans laquelle un homme traumatisé par la mort horrible d’un soldat, survenue sous ses yeux, refuse d’oublier. Il est interné dans un asile mais s’estime plus sain d’esprit que ceux qui veulent tourner la page. L’horreur reste inscrite en lui (« Quelle horreur est-il ? Dix mille morts ») et ceux qui ne l’ont pas vue ne peuvent la comprendre : « Les médecins n’admettent que cet idiot de réel avec son attirail d’objets balourds et de chochoses ridicules. Qu’on soit le berceau d’un mort, c’est trop pour messieurs les docteurs. »

Le traumatisme psychologique est également le thème de la nouvelle « La Mort du héros », dans laquelle un lieutenant est hanté par l’image de soldats ayant un « disque de gramophone » vissé sur le cou à la place de la tête et avançant au son de la Marche de Rakoczy. Le recueil de nouvelles commence dans l’hôpital d’une petite ville autrichienne où seuls les soldats convalescents rappellent par leurs blessures que la guerre est proche. Ces officiers estropiés et défigurés discutent dans un « jardin plein de nuit, de souffrance et de mort ». Ils s’en prennent aux femmes et plus généralement à l’arrière, c’est-à-dire à ceux qui les ont laissé partir, sacrifiant à la mode de l’héroïsme et de la virilité. Dans « Le Baptême du feu », deux officiers sont opposés : un lieutenant venu de l’arrière, un « blanc-bec » criminel de guerre obsédé par l’obtention de la croix-de-fer, impitoyable avec les soldats et, face à lui, un capitaine débonnaire et trop sensible, « l’oncle Marschner », pour qui « Tous ne sont pas des héros. S’ils font leur devoir, c’est déjà pas mal. » L’hypocrisie et la forfanterie sont ensuite incarnées dans « Le Vainqueur » par un général-en-chef, fonctionnaire sauvé de l’ennui et de l’oubli par un succès militaire mais que la vue d’un mutilé de guerre dérange dans sa villégiature. La dernière nouvelle, enfin, « Le Retour », évoque le sort d’une « gueule cassée », un paysan hongrois engagé volontaire qui, de retour dans son village, subit les sarcasmes d’un bossu exempté et l’humiliation de voir sa fiancée mariée à un aristocrate profiteur de guerre.

Je reprends, pour terminer, un dernier extrait figurant sur la quatrième de couverture du livre. Il témoigne autant de la volonté de l’auteur de dénoncer la guerre que de l’effroi du combattant ayant conservé sa conscience : « Il paraît qu’il existe encore des hommes faits de chair et de sang qui peuvent lire un journal sans vomir. Sans dégoût ni révolte. Peut-on avoir connu ce défilé continu de cadavres, cette production ininterrompue de souffrance, cette fabrique à malheurs et lire avec sérénité une page sur les progrès médicaux ? […] Qui sont les fous ? »

Frédéric Dessberg

Andreas Latzkó, Hommes en guerre : nouvelles, Marseille, Agone, 1999, 165 p. (traduction de l’allemand de Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc)

Un commentaire

  • A. Elsig 20 décembre 2013 à14:17

    Bonjour,

    Merci pour cet article. Travaillant actuellement sur la propagande allemande en Suisse, j’ai une question concernant la première traduction française de l’oeuvre: s’agit-il bien de celle d’Hermann Mayor, publiée à Berne par Ferd. Wyss en 1918?
    Si c’est le cas, il est alors très probable que cette traduction ait été financée par le service allemand ou autrichien de propagande. Ferdinand Wyss est alors le principal éditeur suisse chargé de publier des écrits austro-allemands de propagande, leur offrant ainsi un vernis apparent de neutralité…
    La publication d’une oeuvre dénonçant la guerre, en français, pourrait alors se comprendre comme une volonté de démoraliser l’opinion française et être reliée à d’autres actions de ce type menées depuis la Suisse. Auriez-vous des informations complémentaires sur la censure du livre de Latzko en France? Y a-t-il des données concernant un passage en contrebande?

    Cordialement,
    A. Elsig

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