Les sources du ravitaillement alimentaire dans l’armée française pendant la Grande Guerre

1 février 2015
Carte postale - fonds priv├® 1918

Fonds privé de l’auteur

En cette veille de Chandeleur, nous nous intéressons aux sources du ravitaillement militaire, en laissant la parole à Stéphane Le Bras, maître de conférences en histoire contemporaine et auteur d’une thèse intitulée Négoce et négociants en vins dans l’Hérault : pratiques, influences, trajectoires (1900-1970).

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Peu d’études ont été consacrées à l’histoire du ravitaillement alimentaire dans l’armée française pendant la Grande Guerre. Le sujet a longtemps été considéré comme un thème peu sérieux. Ainsi, le ravitaillement renvoyait simplement à un discours folklorique, symbolisé par l’argot du poilu où coexistaient « pinard », « singe », « popote » et autre « tambouille ». Cette vision largement caricaturale, matérialisée par exemple par les cartes postales, contribue à expliquer l’absence de travaux  de fond sur les enjeux liés au ravitaillement alimentaire, alors même que les études s’élargissaient à l’Autre front.

Il est primordial de comprendre que la question du ravitaillement des troupes françaises entre 1914 et 1918 dépasse le simple cadre de l’acheminement de telle ou telle denrée au front, sa quantité, son coût, son goût voire l’évocation du soutien au moral des soldats, et qu’elle participe à plein à l’économie de guerre. Très concrètement, l’analyse des sources à notre disposition sur le sujet permet de mettre en exergue des problématiques qui renvoient à des enjeux particulièrement prégnants pendant le conflit : pratiques combattantes ; représentations individuelles et collectives ; propagande et instrumentalisation ; contrôle social et tensions ; liens entre l’avant et l’arrière.

L’ensemble de ces thématiques investissent ainsi les dispositifs de l’histoire culturelle, mais surtout les outils et mécanismes de l’histoire sociale et de l’histoire politique, sans oublier les fondements conceptuels de l’histoire économique. Cet ensemble à plusieurs facettes s’articule autour de ressources disparates et plurielles, allant du local au national, qui sont présentées ici en quatre rubriques.

1. Les archives du Service historique de la défense (SHD)

Les archives militaires conservées au SHD de Vincennes sont la première étape incontournable. La plupart des grands textes réglementaires, circulaires et ordres se trouvent dans la sous-série 16 N des archives de la Guerre, qui regroupe l’ensemble des archives du Grand Quartier Général ; les articles 16 N 2270-2891, provenant de la Direction de l’arrière, contiennent notamment des informations très précises sur la ration alimentaire, les évolutions et les discussions qui y ont trait, tout comme les structures permettant d’acheminer ce ravitaillement depuis l’intérieur jusqu’au front. D’autres sous-séries pourront être également mobilisées : 20 N en ce qui concerne l’armée d’Orient, voire 5 N pour les correspondances du cabinet du ministre sur les questions relatives à l’approvisionnement et à la mobilisation économique. Dans tous les cas, ces sujets, d’apparence basique, mobilisent un discours propagandiste et des considérations sociales de contrôle de la troupe récurrentes.

À cette approche institutionnelle, une dimension plus en prise avec la réalité des soldats peut être abordée par le biais d’autres fonds : la sous-série 18 N par exemple permet de mesurer, dans chacun des groupes d’armées, les dispositifs mis en œuvre et les conséquences du ravitaillement à travers des rapports d’inspection très minutieux, le contrôle postal ou des comptes rendus sur la discipline militaire ; la sous-série 19 N appréhende plus finement ces problématiques par le biais des corps d’armées cette fois-ci. Ainsi se dessine une histoire du ravitaillement à la fois structurelle et humaine permettant de mesurer la profondeur du sujet. Certains fonds particuliers pourront également être mis à contribution, comme le fonds Clemenceau (6 N), dont une partie des dossiers évoque des incidents liés au ravitaillement.

2. Les archives départementales et communales

Celles-ci sont importantes car elles permettent de saisir, à l’autre bout de la chaîne, comment se mettent en place les logiques d’approvisionnement dans les départements de l’arrière. Ces archives permettent également d’appréhender la réalité de la vie en caserne au moment de la mobilisation mais aussi pendant la durée du conflit.

Dans la série R des archives départementales (« affaires militaires et organismes de temps de guerre »), on découvre une vie à l’arrière, sous l’influence directe du front, permettant ici encore de renouveler les approches classiques du conflit et d’écrire une histoire connectée du front et de l’arrière à travers l’approvisionnement. On y retrouve des liasses associées aux questions classiques du ravitaillement et des réquisitions, mais d’autres plus exceptionnelles ou rares, variant parfois selon les régions/localités. Citons par exemple les dossiers concernant les souscriptions ou les dons pour les soldats au front : elles visent à fournir en denrées la zone des armées selon la spécialité productive des régions voire à proposer de l’argent pour acheter ces denrées, le tout sous le contrôle des préfets.

Aux archives de la Seine-Maritime, la sous-série 11 R contient les archives du bureau de centralisation des renseignements de l’état-major du commandement supérieur de la défense du Havre : elle offrent un panorama détaillé de la gestion des soldats dans la ville pendant le conflit.

Enfin, les grandes communes disposent aussi parfois de dossiers relatifs à l’approvisionnement, aux réquisitions et aux souscriptions, donnant des détails très précis, avec des listes de souscripteurs/marchands/fournisseurs aux armées.

3. Les archives institutionnelles

Ces archives, principalement politiques, abordent les aspects institutionnels, le rôle des pouvoirs publics dans le ravitaillement des soldats, ainsi que les diverses représentations qui les entourent.

La consultation des débats à la Chambre des députés ou au Sénat entre 1914 et 1918, la publication des lois et décrets ou les rapports précédant le vote des lois, consultables en ligne sur Gallica, offrent la possibilité de cerner des enjeux allant au-delà de la simple fourniture de denrées aux armées. S’y jouent des luttes politiques qui relativisent la notion d’Union sacrée et mettent en lumière l’intérêt des uns et des autres à défendre certaines positions en faveur de la distribution d’alcool aux soldats ou de la taxation des céréales pour assurer l’approvisionnement du front. Les débats et les interventions montrent que, derrière les prises de position altruistes, se dissimulent des arrière-pensées qui ne sont pas dénuées d’intention propagandiste et de contrôle de la troupe, deux dimensions que l’on retrouve également dans les documents officiels en provenance des armées, sans compter ceux qui peuvent y voir une mise en lumière personnelle profitable à leur carrière.

Par ailleurs, le Sénat ainsi que l’Assemblée nationale ont mis en ligne les archives des commissions chargées d’interroger les membres du gouvernement ou d’assurer des missions d’inspection au front. Ces discussions ou ces rapports, riches en données factuelles (informations, chiffres, parcours, etc.), éclairent la construction d’un sens de la responsabilité collective. La commission de l’Armée est bien évidemment la plus éloquente, mais il ne faut pas oublier de consulter les commissions de l’Agriculture, des Travaux publics-chemins de fer-voies de communication ou du Budget (pour la Chambre)/des Finances (pour le Sénat), puis à partir de 1918, la commission du Ravitaillement et des réquisitions.

4. Les publications

En premier lieu, on trouve les publications militaires, à destination des soldats et plus particulièrement des officiers et des sous-officiers, Bulletin officiel du ministère de la guerre ou manuels divers. Ces ouvrages officiels, tels l’Alimentation en campagne (1914 – Service des subsistances militaires) ou le Manuel du chef de section d’infanterie (1916 – Grand Quartier Général), offrent une multitude de détails sur les affaires alimentaires et toutes les questions annexes (comme par exemple le paiement de la solde). Ce sont là des mines d’informations qui donnent de la consistance à une histoire qui pourrait parfois être trop décharnée.

Dans la même logique, les publications directement issues des poilus eux-mêmes assurent de trouver moult détails sur les conditions de ravitaillement des soldats en première ligne comme à l’arrière, voire à l’intérieur. On citera les témoignages qui paraissent pendant le conflit (Crapouillots, feuillets d’un carnet de guerre, par exemple en 1916) ou les nombreux journaux de tranchées (voir à ce sujet la liste et la présentation des journaux d’Emmanuelle Cronier) qui évoquent le quotidien du soldat avec abondance. Il ne faut pas oublier les romans ou les journaux satiriques tels que la Baïonnette qui, s’ils sont à prendre avec recul, exposent de manière plus ou moins directe la relation du soldat à l’approvisionnement et les représentations qui la construisent.

Enfin, dans l’immédiat après-guerre, de nombreux ouvrages proposent des analyses plus ou moins circonstanciées du conflit. Certaines se veulent très précises comme Les Chemins de fer français et la guerre (1922), proposant une description très fine de l’organisation du réseau ferré – fondamental pour l’approvisionnement – et son évolution au moment du conflit. D’autres sont plus générales et plus tardives, mais tout aussi essentielles, comme Les armées françaises dans la Grande Guerre et notamment son tome XI consacré à « la direction de l’arrière », où le général Ragueneau revient au milieu des années 1930 avec minutie et rigueur sur le fonctionnement du service en charge du ravitaillement alimentaire.

Ce tour d’horizon des sources relatives au ravitaillement alimentaire permet de saisir combien cette question soumet le chercheur à une masse abondante de documents de sources et de natures diverses, conduisant à une histoire multiple, dépassant les clivages historiographiques classiques et les clichés coutumiers d’un ravitaillement sans aspérités, aux résonances purement folkloriques et caricaturales. Au contraire, comme l’ont montré le récent colloque de Dijon sur « Manger et boire entre 1914 et 1918 » et les travaux d’Emmanuelle Cronier, Charles Ridel ou Marie Llosa, l’approvisionnement alimentaire est source d’enjeux, de tensions et d’instrumentalisation, comme bien d’autres domaines durant ce conflit.

Pour en savoir plus

  • Pierre Chancerel, « Économie de guerre » in Philippe Nivet et al., Archives de la Grande Guerre. Des sources pour l’histoire, Rennes, PUR, 2014, p. 267-278 : l’alimentation est abordée par le biais des politiques institutionnelles de gestion des denrées à destination des civils (pénurie, stockage, taxations).
  • Jean-Jacques Dupuich, L’alimentation du soldat en 14-18, Louviers, Ysec, 2012.
  • Patrick Fridenson (dir.), « 1914-1918 : l’autre front », Le mouvement social, n°2, Paris, Éditions ouvrières, 1977.
  • Silvano Serventi, La cuisine des tranchées. Alimentation en France pendant la Grande Guerre, Bordeaux, Ed. Sud-Ouest, 2014.

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