Une fois n’est pas coutume, j’ai choisi d’écrire l’histoire d’un ancêtre soldat de la Grande Guerre (voir à ce sujet Ecrire l’histoire d’un ancêtre soldat de la Grande Guerre : le travail des écrivains publics-biographes sur le site internet de la Mission du Centenaire).
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Frère aîné de mon arrière-grand-père, Charles Bourlet est né à Saulzoir (Nord) le 24 septembre 1884. Au début du XXe siècle, il se fait embaucher dans les grandes usines métallurgiques du bassin industriel de Denain. A l’époque, le train, qui dessert tous ces petits villages, transporte les villageois devenus ouvriers.
- Le service militaire et la dispense
En octobre 1905, Charles accomplit ses obligations militaires au 160e régiment d’infanterie de Toul en Meurthe-et-Moselle, face à la frontière franco-allemande. Cependant, son expérience des casernes est brève. En septembre 1906, il est classé soutien de famille et envoyé dans la disponibilité. Pourquoi accomplit-il une année de service avant de bénéficier de cette dispense ? La dispense pour soutien de famille est prévue par la loi sur le recrutement de l’armée du 15 juillet 1889. La situation familiale et, dans une moindre mesure, les ressources financières de la famille sont les critères principaux d’attribution. Ainsi, la plupart des jeunes hommes aînés orphelins de père et de mère, fils unique ou aînés d’une veuve bénéficient d’une dispense de deux années de service, par décision du conseil de révision. Alors qu’il remplit les conditions depuis le décès de son père Arthur en 1903, Charles est néanmoins incorporé en 1905. Chaque année, des centaines de jeunes gens se retrouvent dans la même situation pour des raisons qui s’expliquent aisément : les ressources financières de la famille suffisantes ou une fratrie nombreuse permettant de surmonter économiquement le départ d’un fils aux armées. Toutefois, la loi de 1889 permet à environ 1% de l’effectif des hommes d’une classe d’âge dans chaque corps d’être renvoyé dans le civil pour soutien de famille, après un ou deux ans sous les drapeaux. Pour bénéficier de cette dispense, les intéressés doivent fournir à l’administration militaire différentes pièces administratives justificatives et effectuer une demande au maire de la commune, accompagnée d’un relevé des contributions payées par la famille. Charles obtient de cette façon une dispense au titre de soutien de famille qui lui permet de retrouver ses foyers en septembre 1906. En 1907, il épouse une fille du village, Zélie Leduc, avec laquelle il s’installe à Denain en 1908. Puis, en 1912, il retourne vivre à Saulzoir avec sa femme et ses deux enfants, Charles et Sophie. Eugénie, le troisième enfant du couple, naît à Saulzoir en 1913.
- La guerre
Charles Bourlet est rappelé à l’activité le 1er août 1914 au 201e régiment d’infanterie, le régiment de réserve du prestigieux 1er régiment d’infanterie. Mon arrière-grand-oncle rejoint Cambrai le 4 août 1914 et il est peut-être déjà affecté à la 23e compagnie du 6e bataillon en qualité de soldat. Il participe vraisemblablement au défilé dans les rues de Cambrai le 9 août au moment du départ du 201e pour la frontière belge. Que fait-il ensuite ? Découvre-t-il la guerre dans les environs de Dinant en Belgique ? Voit-il les colonnes de réfugiés sur les routes dans les environs de Guise ? Connaît-il les souffrances de la retraite harassante du début du mois de septembre ? Participe-t-il à l’entrée triomphale du 201e dans Reims après la bataille de la Marne ? Est-il de ceux qui tiennent les tranchées au nord-ouest de Berry-au-Bac au cours de l’hiver 1914-1915 ?
En février 1915, le 201e régiment d’infanterie est envoyé dans le secteur de Souain. Le haut commandement français projette une attaque contre le moulin de Souain, dont il ne reste rien. Les Allemands occupent les sommets d’une colline allongée depuis laquelle ils dominent les villages et les lignes françaises. En première ligne, des sapeurs français s’activent et creusent une mine sous les tranchées allemandes du moulin. Le 2 mars, le 201e s’installe dans des cantonnements plus calmes à Suippes. Le 4 mars, le 6e bataillon auquel appartient Charles monte en 2e ligne et relève le 336e régiment d’infanterie. Le 5 mars, la 60e division d’infanterie reçoit l’ordre d’attaque de la IVe armée : l’objectif du 201e est la prise du moulin. L’assaut est fixé au 7 mars, sur un front compris entre la route de Souain à Somme-Py et le moulin, soit environ 1 200 mètres. Le 6e bataillon gagne les premières lignes dans le secteur du moulin et relève un bataillon du 336e avant 22 heures le 6 mars. Toutes les compagnies ont ordre d’occuper leurs emplacements de combat à 13 heures le 7 mars. L’explosion de la mine préparée au sud du moulin sera le signal de l’attaque pour l’infanterie. Le dimanche 7 mars, les troupes d’assaut sont en place à 7 heures du matin. Le froid est rude. Le bruit est assourdissant car l’artillerie française procède à des tirs de préparation sur les positions allemandes. Le bombardement s’intensifie à partir du milieu de journée : des tirs d’efficacité sont exécutés par l’artillerie française toutes les 20 minutes. Dans le même temps, des tirs de barrage sont exécutés au nord de l’objectif. Vers 14 heures, le génie fait exploser les fourneaux préparés au sud du moulin : « Une haute colonne de fumée et de terre et de pierre s’élève dans l’air« . C’est le signal de l’attaque. Les 22e et 23e compagnie s’élancent à l’assaut et sont d’emblée pris sous le feu des défenses allemandes. Une section de la 23e compagnie se réfugie dans le trou de mine tandis que deux sections parviennent à s’emparer de la première tranchée allemande et d’une trentaine de prisonniers. Où se trouve Charles ? Est-il déjà mort ou appartient-il à la 4e section, qui progresse sur la droite ? Celle-ci est arrêtée puis anéantie par les mitrailleuses allemandes (voir le plan ci-dessous : les positions de la 23e compagnie sont en rouge). Puis, les deux compagnies sont prises sous les feux de l’artillerie allemande et subissent des contre-attaques des fantassins allemandes. Ainsi, la situation des survivants est de plus en plus précaire. Des renforts sont envoyés pour renforcer les 22e et 23e compagnies.
Le 8 mars, quelques soldats résistent toujours. Le 9 mars, le pilonnage de l’artillerie, les tirs de minen, les grenades et les contre-attaques obligent les derniers défenseurs du trou de mine à se replier. Le 10 mars, le 201e est progressivement relevé et envoyé à Suippes. En trois jours, près de 500 hommes du 201e ont été mis hors de combat. Les attaques renouvelées dans les jours suivants dans des conditions difficiles et sans espoir de résultat ont aussi provoqué des refus d’obéissance, qui aboutissent à l’affaire des quatre caporaux de Souain (Théophile Maupas, Louis Lefoulon, Louis Girard et Lucien Lechat), fusillés à Suippes le 17 mars 1915. Les quatre soldats seront réhabilités en 1934.
Journal des marches et opérations du 201e RI, 7 mars 1915 [SHD 26N711 – Mémoire des hommes]
- Un disparu réapparu
Au lendemain de l’attaque, Charles Bourlet n’est plus reparu au régiment et il est porté disparu. A la fin de l’année 1915, le régiment, qui enquête au sujet de ses soldas disparus à Souain, n’a retrouvé aucun élément permettant de savoir si Charles a été tué, blessé ou fait prisonnier. La famille, restée en pays envahi pendant la guerre, est vraisemblablement avertie de sa disparition par une lettre du chef de bataillon commandant le dépôt du 1er régiment d’infanterie au maire de Saulzoir le 15 novembre 1918. Charles Bourlet est officiellement déclaré mort pour la France par un jugement déclaratif de décès du tribunal de Cambrai du 18 novembre 1920. Le décès est transcrit en mairie de Saulzoir le 20 décembre 1920. Ses quatre enfants (Sophie, Charles, Eugénie et Henri) sont reconnus pupille de la Nation. Après la guerre, à l’occasion des exhumations et des regroupements de sépultures dans le secteur de Souain, le corps de Charles est probablement retrouvé parmi d’autres et inhumé dans la tombe individuelle n° 7496 de la nécropole nationale « La Crouée » à Souain-Perthes-lès-Hurlus (Marne).
Les assauts menés dans le secteur de Souain en mars 1915 sont secondaires par rapport aux gigantesques offensives d’Artois et de Champagne de 1915. Pourtant, ces actions de « grignotage », qui ne mènent à rien, contribuent aussi à expliquer le terrible bilan humain de l’année 1915 pour l’armée française. Les combats de Souain ont endeuillé de nombreuses familles du Cambrésis. Au début de 1915, le 201e est encore largement composé de soldats natifs du Cambrésis. Ainsi aujourd’hui, sur chaque monument aux morts du Cambrésis, sont inscrits un ou plusieurs noms de soldats tombés à Souain le 7 mars 1915.
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