Faik Tonguç : Souvenirs d’un officier ottoman (1914-1918)

1 mai 2016

Faik Tonguç Souvenirs d'un officier ottomanJe n’avais jamais lu de carnets de guerre d’un combattant ottoman pendant la Première Guerre mondiale, faute de traduction française. Les éditions Petra viennent de  combler ce vide en publiant Souvenirs d’un officier ottoman (1914-1918) de Faik Tonguç. Longtemps oublié, ce récit, transcrit en alphabet turc moderne après la guerre par Tonguç, est publié une première fois en 1960. C’est un texte étonnant, qui propulse le lecteur dans l’armée ottomane du front méconnu du Caucase à la Russie du Nord, où Tonguç est prisonnier de guerre. L’auteur relate son épopée de son évasion jusqu’à son retour en Turquie. Préfacés par Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut, ces souvenirs ont été traduits par Bruno Elie, diplômé des Langues O’ en russe et en turc et passionné par l’histoire de la Première Guerre mondiale. Nous lui avons posé quelques questions au sujet de ce livre passionnant et de son travail de traduction.

Qui est Faik Tonguç ?

Faik Tonguç (1889-1968) nait à Çorum, sur le plateau anatolien, dans une famille qui a subi des revers de fortune. Il fait de bonnes études à Ankara puis entre à l’équivalent ottoman de l’Ecole Nationale d’Administration. A la fin de ses études, il passe deux ans en France, puis deux ans en Angleterre et perfectionne sa maîtrise des deux langues. Il est manifestement préparé pour la haute administration ottomane. L’entrée en guerre de l’Empire ottoman bouleverse ce projet. Il rejoint les cours d’officier de réserve puis part sur le front du Caucase. Arrivé en mars 1915, il est affecté comme chef de section dans un régiment d’infanterie qui va combattre en première ligne sans presque discontinuer jusqu’en juillet 1916. Il est alors fait prisonnier par les Russes. Lentement acheminé vers un camp de prisonniers pour officiers dans le nord de la Russie d’Europe, il va y passer presque deux ans. En mai 1918 il s’évade et finit par rejoindre les lignes allemandes à l’ouest de Petrograd. Rapatrié à Constantinople, il est réexpédié sur le front du Caucase, où il finit la guerre. Démobilisé, il retrouve un pays ruiné, où il est difficile de gagner sa vie. En 1923 la République est proclamée, la paix intérieure revient et il cesse de tenir son journal.

Faik Tonguç est représentatif de la génération des « Jeunes Turcs » qui prend le pouvoir à partir de 1908 : il a huit ans de moins que Mustafa Kemal ou Enver Pacha, cinq ans de moins qu’Izmet Inönü, le successeur de Mustafa Kemal à la tête de l’État. Il est nationaliste pur et dur, athée proclamé. Il souffre des nombreux retards de son pays, qui ne supporte pas la comparaison avec les deux pays occidentaux qu’il connaît ni même avec la Russie, qu’il découvre.

Quelle est l’histoire de ce carnet, des notes prises sur le vif à la première publication ?

Faik Tonguç semble avoir tenu un « carnet de route » dès son départ au front (réaction courante des jeunes intellectuels dans toutes les armées belligérantes de la grande Guerre). Il parle de ce carnet en deux occasions importantes : quand il a été capturé par des soldats russes, ceux-ci l’ont dépouillé de tout ce qu’il avait mais ont négligé les feuillets écrits en écriture arabe, que Tonguç a pu récupérer ; quand il a traversé la frontière russo-allemande (après la Paix de Brest-Litovsk) il a dû remettre ses carnets à un représentant de l’Allemagne et les a cru perdus jusqu’à ce qu’il les reçoive à Constantinople, fidèlement réexpédiés.

Il explique – et il y a tout lieu de le croire – qu’il a cédé aux demandes de sa famille et de ses amis. Il les a transcrits longtemps après la guerre, pour finalement les faire éditer sous son contrôle en 1960. Il avait alors 71 ans mais il a écrit lui-même l’introduction, les notes de bas de page et fourni les photos pour l’illustration.

Comment avez-vous découvert les souvenirs de cet officier ottoman et pourquoi avez-vous entrepris de les traduire ?

Préparant un master de turc à Langues O’ (INALCO), je cherchais un sujet pour les différents travaux à présenter. J’ai d’abord pensé travailler sur les prisonniers ottomans en Russie en 1914-1918. A Ankara, en 2006, j’ai demandé à un libraire s’il avait quelque chose sur ce thème. Il m’a sorti le livre de Tonguç : « il a été 2 ans prisonnier des Russes ! ». En lisant le livre, j’ai vu qu’il y avait bien autre chose dedans et j’ai été séduit par le sens de l’observation, la liberté d’esprit et la justesse de trait de l’auteur. J’ai changé mon sujet et je n’ai jamais eu à le regretter.

Comment avez-vous mené ce travail de traduction ?

Mon premier essai a porté sur les 15 premières pages du livre, que j’ai présenté comme travail de fin de licence, avec une mise en contexte. Cela a franchi le contrôle des professeurs des Langues’O, bien plus compétents que moi pour cette traduction. Encouragé, je me suis fixé comme objectif pour le master, deux ans plus tard, la traduction de la partie traitant des combats avant d’être fait prisonnier par les Russes (150 pages). Les professeurs compétents n’ont pas dû trouver trop de contre-sens et m’ont « mastérisé ». J’ai alors entrepris la traduction complète. Sachant la difficulté de traduire seul, j’ai demandé l’aide de deux personnes : la dame turque d’éducation française (vive les lycées francophones d’Istanbul), qui m’avait donné des leçons de conversation, a bien voulu relire mon tapuscrit et en a sorti contre-sens et faux-sens ; ma chère épouse, qui ne parle pas turc, a bien voulu relire le texte en français en me signalant tout ce qui ne « collait pas » pour un francophone.

Quels ouvrages avez-vous utilisés pour la traduction, les annotations et l’excellent travail de cartographie ?

Il m’a fallu un travail préalable pour découvrir la Grande Guerre dans le Caucase, qui, même pour les Turcs instruits, se limite le plus souvent à la malheureuse bataille de Sarıkamış, où la 3° Armée ottomane a laissé plus de la moitié de son effectif mort gelé dans les Monts Allahuekber sans pouvoir encercler les Russes comme prévu. Il a fallu lire les ouvrages spécialisés du service historique turc, d’autres souvenirs publiés à l’instar de ceux de Mehmet Arif Ölçen, Vetluga Memoirs, a Turkish Prisoner of War in Russia, 1916-1918, traduits de l’ottoman en anglais par Gary Leiser, et des ouvrages anglais ou américains touchant le sujet. Le plus accessible est celui de William Edward David Allen et Paul Muratoff, Caucasian Battlefields. A history of the Wars on the Turco-Caucasian Border (1828-1921). J’ai été aidé par la connaissance du russe qui m’a donné accès aux journaux du temps de la Grande Guerre et aux livres de mémoires de certains acteurs du conflit dans le Caucase. Le Général Maslovskii, chef d’état-major du commandant du front russe du Caucase, a écrit en émigration une relation complète des actions militaires russes… réédité à Moscou en 2015. J’ai lu les mémoires du lieutenant de cosaques Fiodor Elisseiev, que les Editions militaires russes ont réédité en 2001… et quelques autres, qui sont dans la bibliographie.

J’ai profité de mes séjours en Turquie pour me rendre dans la région où s’était battu Faik Tonguç. J’ai visité les environs d’Erzurum, la Vallée de la Sivri, le Col de Kop, Bayburt. La compréhension de certains passages en a été améliorée, ainsi que la cartographie, pour laquelle j’étais parti des bons croquis d’Allen & Muratoff. Aux Editions Petra, j’ai bénéficié des services d’une excellente graphiste, qui a bien voulu reprendre toutes les cartes que j’avais établies à la main. L’iconographie a été grappillée au fur et à mesure des quatre années passées sur le livre. Une petite partie seulement a été acceptée par le directeur de la collection « Usage de la mémoire » chez Petra.

Le plus dur est de trouver un éditeur. J’avais déjà essuyé plusieurs refus quand mon ancien professeur de littérature turque, Timour Muhidine, m’a mis en relation avec Petra. Grâces lui en soient rendues ! Après, c’est une affaire de patience et de contacts humains. Comptez une grande année entre le contact positif et la sortie du livre achevé

Pour en savoir plus (d’après la bibliographie de Bruno Elie)

Sur le front du Caucase :

  • William Edward David Allen et Paul Muratoff, Caucasian Battlefields. A history of the Wars on the Turco-Caucasian Border (1828-1921), Nashville, The Battery Press, 1999, 614 p.
  • Edward J. Erickson, Ordered to Die, a History of the Ottoman Army in the First World War, Westport, Greenwood Press, 2001, 265 p.
  • Birinci Dünya Harbinde Türk Harbi Kafkas Cephesi ‘ncü Ordu Harekâtı (cilt I ve II), [La Campagne de la 3° Armée, Front du Caucase, participation turque à la Première Guerre mondiale], Ankara, Genelkurmay Basımevi, 1993, 2 volumes.

Des souvenirs de combattants

  • La Direction des études stratégiques et de l’histoire militaire [en turc ATASE pour Genelkurmay Askerî Tarih ve Stratejik Etüt Baskanlığı] a republié à Ankara en 2007 une étude du colonel breveté Aziz Samih Ilter, Birinci Dünya Savaşında Kafkas Cephesi Hatıraları, éditée en 1934 [Souvenirs du Front du Caucase pendant la Première Guerre mondiale], 122 pp.
  • Hikmet Özdemir, The Ottoman Army 1914-1918. Disease and Death on the battlefield, Salt Lake City, The University of th Utah Press, 2008. Le livre contient le témoignage de Vasfi Cindoruk (1895-1990), appelé au service en 1915 comme officier de réserve et envoyé sur le front du Caucase. Son témoignage rejoint celui de Faik Tonguç.
  • Mehmet Arif Ölçen, Vetluga Memoirs, a Turkish Prisoner of War in Russia, 1916-1918, Gainesville, University Press of Florida, 1995, 246 p. Cet officier d’infanterie a été prisonnier en février 1916 dans le secteur d’Üçkilise, non loin des positions de Tonguç. Interné, comme Tonguç, dans des camps de la région de Vetluga, cet officier s’est évadé en juillet 1918. Ses carnets ont été retrouvés après sa mort par ses enfants.
  • Constantin Popov, Souvenirs d’un grenadier du Caucase (1914-1920), Paris, Payot, 1931, 284 p.

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