La commémoration du centenaire de l’entrée des États-Unis dans la guerre s’est traduite par la publication de plusieurs ouvrages en France. Le dernier livre de Bruno Cabanes, Les Américains dans la Grande Guerre, a retenu mon attention. Cette synthèse portant sur un sujet encore méconnu en France est accompagnée d’une riche iconographie, bien mise en valeur dans ce bel album publié chez Gallimard.
L’historien Bruno Cabanes occupe la chaire Donald G. et Mary A. Dunn d’histoire de la guerre moderne à l’Ohio State University (Etats-Unis). Il a bien voulu répondre à nos questions.
1/ Pourquoi écrivez-vous de la Première Guerre mondiale qu’elle est « la guerre oubliée de l’Amérique » ?
L’histoire de la Grande Guerre est méconnue de la plupart des Américains, qui l’étudient peu au cours de leur scolarité et pour lesquels elle représente un conflit lointain. Cela peut paraître d’autant plus étonnant que 1917 marque une coupure importante dans l’histoire militaire et internationale du pays, les Etats-Unis accédant véritablement à un rang de première puissance mondiale, et l’armée américaine devenant, en l’espace de quelques mois, une armée moderne, mieux entraînée et mieux équipée. On dit parfois qu’il y a trois conflits omniprésents dans la mémoire collective des Américains—la guerre civile américaine, la Seconde Guerre mondiale et la guerre du Vietnam—et deux guerres oubliées : la Première Guerre mondiale et la guerre de Corée. Certes, les Etats-Unis ont aménagé en 2006 un magnifique musée de la Grande Guerre à Kansas City. Localement, la mémoire du corps expéditionnaire américain est parfois très présente – je pense par exemple au monument aux morts qui se situe au centre du campus de Yale ou à la magnifique exposition permanente consacrée au conflit aux Archives de l’Alabama à Montgomery : 95 000 hommes de l’Alabama prirent part aux combats, où 2500 au moins furent tués. Les universités de Cornell et Ohio State sont celles qui ont envoyé le plus d’étudiants sur les champs de bataille européens. Mémoire locale donc, qui contraste avec la faiblesse de la mémoire nationale : à l’heure actuelle, il n’y a pas encore véritablement de mémorial en l’honneur des combattants américains de la Grande Guerre dans la capitale fédérale, à la différence du mémorial de la Corée, du célèbre Vietnam veterans memorial construit par l’architecte Maya Lin au début des années 1980, ou du mémorial de la Seconde Guerre mondiale, édifié sous la présidence de George W. Bush. Alors, comment expliquer que ce conflit soit tellement oublié ? Sans doute parce que, en dépit de ses 54 000 morts au combat, il ne s’est jamais inscrit, sauf exception, dans la mémoire familiale des Américains. En 1914-1918, l’histoire globale devient une histoire familiale pour tous les Européens. Pas pour les Américains, pas aux Etats-Unis.
2/ Les nombreuses photographies du livre proviennent des collections du ministère de la Défense mais également des archives américaines. Où sont conservées les plus importantes collections photographiques américaines de la Grande Guerre ?
Les photographies que nous avons utilisées pour le livre proviennent pour la plupart du fonds Getty. Mais d’autres ressources existent, celles des Archives nationales par exemple, ou le centre de documentation du Musée de Kansas City.
3/ D’après vous, qu’est-ce qui distingue les photos américaines des photos françaises ?
C’est une question compliquée. Visuellement, les photographies américaines ressemblent à celles de l’entre-deux guerres par leur qualité technique et leur originalité: cadrages, prises en plongée et contre-plongée, etc. Mais ce qui distingue aussi les reportages photographiques dans les deux armées, c’est le message même qu’ils cherchent à diffuser : les opérateurs français sont partagés entre une sorte de curiosité pour l’exotisme des Doughboys, leurs uniformes, leurs pratiques sportives (le baseball, le basket, la boxe), la présence des troupes noires, et une mise en scène de l’amitié franco-américaine, notamment à travers des sujets sur la visite de Pershing en France (et le fameux discours sur la tombe de La Fayette) ou sur l’entraînement des jeunes recrues américaines par des instructeurs français. Ce qui intéresse beaucoup plus les photographes américains, c’est la modernisation de leur armée et la création, sur le Home front, d’une communauté nationale – en passant sous silence les tensions raciales, comme l’émeute de Houston en août 1917 – ou les multiples arrestations et vexations que doivent subir les Américains d’origine allemande.
4/ Vous montrez que les chevaux ont fasciné les photographes militaires. A ce sujet, vous avez dirigé la thèse de Gene Tempest, The Long Face of War. Horses in the French and British Armies on the Western Front soutenue à l’université Yale en 2013. Quels sont les principaux apports de ces travaux, méconnus en France ?
La thèse de Gene Tempest s’inscrit dans un moment de renouvellement de l’histoire environnementale de la guerre. Ce qui l’intéresse tout d’abord, c’est la circulation des animaux à travers l’Atlantique comme symbole de la globalisation du conflit : avec les pertes nombreuses en chevaux à l’été-automne 1914, les Alliés organisent des campagnes d’achat en Amérique, qui vont naturellement s’intensifier au moment de l’entrée des Etats-Unis dans la guerre. C’est aussi une période de mutation très importante de l’art vétérinaire, que Gene Tempest met en parallèle avec une sensibilité accrue à la souffrance animale, attestée en particulier dans la littérature, les correspondances et les carnets de guerre. Enfin, contrairement au lieu commun selon lequel les chevaux disparaissent avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, Gene Tempest montre au contraire qu’ils continuent de jouer un rôle important jusqu’à la fin du conflit.
5/ En France, il y a un véritable engouement pour l’histoire de la Première Guerre mondiale, souvent pour nourrir l’histoire familiale. Pour satisfaire la demande, des archives individuelles et collectives ont été massivement numérisées et mises en ligne. Qu’en est-il aux Etats-Unis ?
Les Etats-Unis connaissent eux aussi un engouement pour la généalogie et l’histoire familiale. Plusieurs sites, comme les sites ancestry.com, americanancestors.org, ou findmypast.com, proposent un accès aux archives militaires, notamment les draft registration cards, qui permettent ensuite aux familles d’approfondir les recherches dans les archives du National Personnel Records Center, à Saint Louis, Missouri (80% des dossiers personnels ont malheureusement été perdus dans un incendie en juillet 1973). Le site du U.S. Veteran’s Gravesites permet enfin de découvrir le lieu d’inhumation d’un soldat de la Grande Guerre. Même si la Première Guerre mondiale n’a pas encore provoqué un succès public comparable à la Seconde Guerre mondiale, il est possible que le centenaire de 1917 amène un plus grand nombre d’Américains à s’y intéresser. La chaîne PBS diffuse en ce moment de remarquables documentaires consacrés à la Grande Guerre, dans sa série “American Experience”.
Bruno Cabanes, Les Américains dans la Grande Guerre, Paris, Gallimard, ministère de la Défense, 2017.
Un commentaire
Un frère de l’arrière-grand-père de mon petit-fils : Emile Le lain, après avoir déserté d’un croiseur en 1903 à New-York est resté aux Etats-Unis, s’est marié là-bas et a été engagé dans l’armée américaine à St Louis (Missouri) de 1918 à 1919. Est-il possible de savoir si cet homme est venu en France durant cette période?