Pourquoi Orages d’acier n’est-il pas à mettre dans toutes les mains….

1 septembre 2017

Orages d’acier, troisième épisode.

Pourquoi Orages d’acier n’est-il pas à mettre dans toutes les mains, sans remise dans le contexte de la Grande guerre, mais aussi de l’après-1918 en Allemagne ?

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La prudence s’impose. Ce témoignage a exercé – on vient d’en noter les ressorts – un magnétisme puissant dans une Allemagne déboussolée, après 1918. Orages d’acier pose les bases d’une société militarisée, presque sans classe, dynamique socialement, virile et impitoyable pour les faibles. Cette armée allemande décrite par Jünger reprend en le perfectionnant – révolution des transports et de l’industrie oblige – un modèle mis en place par un autre empereur : Napoléon Ier.

Ce dernier a imaginé une Grande Armée auto-centrée et hermétique aux affaires civiles, une contre-société soudée par la camaraderie militaire : celle que l’on retrouve décrite par Conrad dans sa nouvelle Le Duel, portée à l’écran par Ridley Scott (Les duellistes). L’armée napoléonienne aux uniformes chatoyants et son va-et-vient continuel à travers toute l’Europe, a perfectionné le legs de glorieux précurseurs : celui de Louis XIV ou de Frédéric II de Prusse. L’Empereur français concentre ses forces sur une portion de territoire (le camp de Boulogne, par exemple), grâce à des prodiges de logistique mais aussi parce que ses troupes reçoivent l’autorisation de se servir à loisir sur l’habitant; comme l’armée de Guillaume II dans le Nord et l’Est de la France. La confusion totale entre le politique et le militaire – au détriment du premier – se retrouve autant dans l’Europe occupée après 1804 qu’en Allemagne en 1914.

Il faut compléter la comparaison avec d’autres faits rapportés par Ernst Jünger : l’amalgame du bleu et du vétéran, sans cesse remis au goût du jour par les pertes au feu, remonte aux temps de l’armée romaine, mais à un rythme sans cesse accéléré. Napoléon a multiplié les décisions stratégiques désastreuses – la guerre en Espagne et la campagne de Russie en sont les plus éminentes – ? Guillaume II précipite dans le chaos les Empires alliés (austro-hongrois et ottoman), transforme l’Atlantique en terrain de chasse pour ses sous-marins quitte à heurter l’opinion publique des pays neutres, Amérique en tête. L’armée allemande a absorbé le Reich comme la grande Armée n’y était pas parvenue dans les 130 départements français. Ernst Jünger contemple sans un mot plus haut que l’autre le résultat. Un conflit à quinze millions de morts, la révolution bolchévique détruisant la Russie et la grippe espagnole ravageant le continent (tout juste consignée, comme l’arrivée de la neige en hiver) ? Rien ne paraît compter. Le mémorial de Sainte-Hélène a pour pendant Orages d’acier en matière de mythologie de la grandeur. Le Reich a poursuivi une quête extravagante à partir d’objectifs rationnels, et Jünger me semble avoir cautionné l’impensable.

Ce qui m’apparaît être un suivisme aveugle a deux facettes difficiles à accepter pour un Français. L’auteur d’Orages d’acier n’a pas un mot sévère pour les Etats-majors remplis d’officiers loin du feu : certains n’ont plus les moyens de servir dans la tranchée, mais d’autres ronds-de-cuir se trouvent là parce qu’ils sont tout simplement incompétents. Combien de vantards ayant réussi à s’extraire de la zone des combats y envoient d’autres sans une hésitation ? Ils sont les absents du récit. On sait par exemple que le Kronprinz a défrayé la chronique, avec sa cour légère et sa bonne chère : la censure allemande a eu le plus grand mal à dissimuler l’intolérable à la troupe soumise à un autre régime. Ernst Jünger ne commente ni ne fustige. Tout lui convient, comme à un n’importe quel autre jeune homme de son âge. Le hic ? Cela ne l’amène à aucun moment à contempler le désastre créé par les junkers de Berlin, en pure perte.

Par un effort intellectuel continu, il est certes possible de repenser aux buts géopolitiques allemands de 1914 : ils étaient aussi défendables que rationnels. Oui, l’Empire russe semblait vouloir agir comme un rouleau compresseur sur les peuples d’Europe centrale et orientale; oui, les Britanniques bloquaient toute montée en puissance navale et/ou commerciale de l’Allemagne; oui, la France vivait aveuglément dans l’espoir d’une Revanche, d’un retour d’une Alsace-Moselle germanisée après 1870. Tout cela a bien sûr pesé dans la balance. Lorsque Jünger fait une allusion à des discussions de tranchée à propos d’une paix séparée, il se garde toutefois d’en dire davantage. Sauver l’Autriche-Hongrie asservie au militarisme prussien méritait mieux que cela.

Dans le dernier quart du livre, l’engouement du jeune officier pour les grandes offensives du printemps 1918 fait l’économie d’une lucidité minimale. L’ennemi a totalement dépassé le dispositif allemand avec ses chars tandis que l’Amérique s’apprête à donner le coup de grâce aux puissances centrales. Son silence est celui d’un illuminé définitivement brouillé avec sa raison.

Illuminé sonne un peu fort ? Le qualificatif pour clore cette trop longue critique est un peu sévère, mais je ne le renie pas. Dans le dernier quart d’Orages d’acier, le ressenti nietszchéen m’a frappé. Ernst Jünger a t-il lu ce monument de la pensée : il me faut être prudent, tant ma connaissance de ce dernier est lacunaire, limitée à sa philosophie de l’histoire. Le surhomme – mot non prononcé par Jünger – a aboli Dieu. Les églises ont perdu leurs clochers, et la croix n’est plus que l’intersection de deux planchettes de bois. L’évocation de la nature devrait rassurer le lecteur ? Cela n’a pas été mon cas, car l’écrivain ne la distingue pas de la force primitive. La pluie se mêle aux obus, aux shrapnels, aux balles de fusil et de mitrailleuses, aux marmites et aux mines. La pluie et l’acier : tout tombe, tout explose à temps et à contre-temps. On se retrouve finalement confronté à un long éloge de la brutalité. Orages d’acier n’a pu que devenir la Bible d’un nouveau culte, celui d’officiers ayant servi pendant quatre ans, ne pouvant digérer l’armistice signée dans leur dos, qui ont constitué par la suite la colonne vertébrale d’une armée d’armistice aussi professionnalisée que radicalisée.

Je ne surestime pas ce jugement final car la suite de la publication d’Orages d’acier m’est connue, toute l’histoire de l’Entre-deux-guerres et de l’appel en 1933 d’Hitler à la Chancellerie par le vieux maréchal Hindenburg. Mais tout ceci est une autre Histoire. Lisons Ernst Jünger mais ne nous faisons pas d’illusion sur les rêveries qu’il provoque…

Bruno Judde de Larivière (@geographedumonde)

Un commentaire

  • Huriez 2 août 2021 à18:44

    L’analyse du livre qui est faite ici cadre avec la connaissance historique du 21è siècle sur la guerre de 1914-1918, il a fallu beaucoup de temps aux historiens pour comprendre ne serait-ce déjà tout ce qui amené ce conflit Je pense qu’il faut replacer le livre d’Ernst Jünger à son époque c’est à dire1920. Il a écrit son livre à partir de notes prises aux cours de la guerre, On peut penser qu’il a voulu figer ce qu’il avait vécu, un peu comme un instantané. A ce sujet, j’encourage M Judde de Larivière à relire le dernier chapitre des Croix de Bois de Roland Dorgelès, Ce dernier y décrit le besoin de rendre les honneurs à ses compagnons morts au feu pour lesquels le souvenir s’estompe inexorablement. D’un autre côté, Il est vrai qu’Ernst Jünger n’a pas laissé ses concitoyens indifférents. Les Allemands ont été très partagés sur ses œuvres et sur ses prises de positions au cours d’une vie très longue.

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