Une fois n’est pas coutume, je vous propose de nous intéresser à un objet de la Grande Guerre.
Les collections du Musée du Souvenir des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan sont composées de milliers d’objets (uniformes, médailles et décorations, iconographies, armes et tableaux) et de documents (archives, livres, photographies, dessins). Le musée a été inauguré par le président de la République Armand Fallières à Saint-Cyr-l’Ecole le 24 juillet 1912.
Dans le cadre de mes activités de recherche, je me rends souvent au musée du Souvenir, notamment pour consulter les riches archives laissées par les promotions de La Spéciale. Parmi les 3 000 objets exposés, certains ont une histoire extraordinaire, comme la tabatière du tsar Nicolas II ou la bicyclette de la Mission Marchand. Le poteau-frontière allemand fait partie des curiosités du musée. L’objet, d’une hauteur de plus d’un mètre, est légendé comme suit : « Poteau frontière enlevé près de Pfetterhausen (Alsace) 1914 par les troupes du général Jullien, ancien commandant en second de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, 1911-1912« . Telle était déjà sa description lors de la visite du président Poincaré à l’École spéciale militaire en 1919, comme le rapporte le Petit Parisien du mardi 8 juillet 1919. Pourtant les informations fournies sur le cartel sont contradictoires. J’ai donc essayé d’en savoir plus sur cet objet.
En 1914, le poteau-frontière franco-allemand est un symbole fort pour de nombreux Français. Le peintre Eugène Chaperon (1857-1938) le place au centre de la toile reproduite ci-dessus, Les Vedettes, présentée en 1914. Le poteau se confond avec une croix, au pied de laquelle l’Alsace et la Lorraine attendent le libérateur.
Autre exemple, cette gravure de Georges Scott (1873-1943) datée du 8 août 1914 et qui a fait la Une de l‘Illustration le 15 août 1914, avec le sous-titre « En Alsace« . L’œuvre originale est un fusain de format 30×40 cm qui a été par la suite décliné sur divers supports (lithographies, cartes postales, affiches, etc). On voit le poteau renversé tandis qu’un jeune officier du 112e régiment d’infanterie serre dans ses bras une « fille d’Alsace » qu’il vient de libérer grâce aux sacrifices de ses soldats. Cet épisode est relaté dans un historique du 112e régiment d’infanterie.
Ainsi, dès les premiers combats, le poteau-frontière est un objet mythique. Sa destruction symbolise la reconquête des provinces perdues tandis que sa prise représente pour les militaires un trophée de choix qui efface le souvenir de la défaite de 1871. Une rapide recherche dans les historiques régimentaires sur Gallica montre que des dizaines de poteaux ont été arrachés ou jetés à terre par les troupes françaises dès les premiers jours d’août. Certains soldats n’ont pas hésité à emporter le trophée au régiment, tels les artilleurs du 36e régiment d’artillerie de campagne de Moulins qui ont emporté le poteau-frontière de Bertrambois (Meurthe-et-Moselle) sur un caisson.
Saint-cyrien de la promotion des Pavillons Noirs (1882-1884) et officier d’infanterie, le général Henri Jullien (1861-1918) commande en second l’École spéciale militaire de Saint-Cyr de 1911 à 1912. A ce titre, il participe à l’inauguration du musée en 1912 et, plus tard, il cède au musée du Souvenir ce poteau-frontière allemand. Le général Henri Jullien est mort pour la France de maladie aggravée par le service le 27 décembre 1918.
La 63e division d’infanterie de réserve, dont il prend le commandement à partir du 20 novembre 1914, n’a jamais occupé le secteur de Pfetterhouse (Haut-Rhin), contrairement à ce que laisse croire la notice descriptive du poteau-frontière. On ignore où et comment le général a trouvé ce poteau. En revanche, on peut supposer que cette origine de Pfetterhouse a été attribuée à l’objet à dessein, pour accroître le prestige du trophée. En effet, à la veille de la première Guerre mondiale, la commune de Pfetterhouse bénéficie d’une renommée internationale, notamment à cause de la borne des Trois puissances, qui marque la frontière entre la France, l’Allemagne et la Suisse. Puis pendant la guerre, cette commune marque l’extrémité sud du front occidental.
Vestige d’une frontière pour et sur laquelle des millions de soldats européens se sont battus, ce poteau-frontière appartient aussi à l’histoire de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr : en 1944, il est endommagé par les bombardements alliées de Saint-Cyr-l’Ecole. Il est raccourci depuis lors, mais n’a jamais cessé d’être exposé dans le musée.
Remerciements : commandant Tristan Leroy, conservateur du Musée du Souvenir des Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan.
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