La Prière des ruines

26 février 2015

La prière des ruinesA l’occasion de recherches dans le fonds privé d’un particulier, je suis tombé sur une importante collection de chansons datant de la Première Guerre mondiale. Quel trésor ! Parmi ces centaines de dépliants, l’un d’eux a attiré mon attention : La Prière des ruines.

En 1914, les Français chantent beaucoup. Dans certaines régions, la chanson est une véritable institution. Ainsi, dans le Nord, l’activité chansonnière, qui s’est développée depuis le milieu du XIXe siècle, est florissante. C’est ainsi que la berceuse Dors, min p’tit quinquin, min p’tit pouchin, min gros ruchin du poète lillois Alexandre Desrousseaux (1820-1892) est devenue la chanson emblématique de Lille. Écrite en 1853, L’canchon dormoire (son titre original) dépeint la vie des ouvrières du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle a aussi été le chant de marche des soldats du Nord pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Cette chanson est évidemment très connue dans le Nord et sa notoriété dépasse les frontières du Nord avant la guerre.

La guerre n’interrompt pas cette activité, bien au contraire. La chanson connaît même un renouveau. Dans les armées, les soldats chantent beaucoup, des chants réglementaires évidemment, mais aussi des productions plus ou moins tolérées par la hiérarchie. A l’arrière, les Français chantent aussi, en particulier des chansons patriotiques, dans les cafés-concerts. Le genre patriotique, apparu à la fin du XIXe siècle, connaît une recrudescence avec la guerre. Ces chansons sont largement diffusées sous forme d’imprimés, à l’instar de La Prière des ruines.

Le forme sous laquelle se présentent ces documents est souvent la même : un dépliant comportant souvent une illustration, sur lequel figurent les noms des paroliers et des compositeurs, les paroles, les partitions.

Écrite en 1917, La prière des ruines est l’une de ces chansons très populaires pendant la guerre. Elle est destinée à tous les Français, qu’ils soient au front ou à l’arrière. Les paroles sont de Roland Gaël, chansonnier et poète, qui rima de nombreuses chansons populaires. La musique est de René de Buxeuil, pseudonyme de Jean Baptiste Chevrier, compositeur français très populaire avant-guerre et qui chanta au front pendant la Grande Guerre. Le texte est constitué d’un refrain et de trois couplets à huit vers. Il est rimé et versifié, de sorte qu’avec la mélodie, l’ensemble constitue une œuvre soignée dont il émane une grande émotion.

Cette chanson ne célèbre pas un fait militaire ni ne met en valeur la foi des combattants : elle est dédiée aux villes martyres et aux villages détruits. Les destructions occasionnées par la guerre constituent le thème principal de la prière. Les références à la religion, en particulier dans les deux premiers couplets (la prière, le clocher, le calvaire, le Christ), sont nombreuses. L’auteur s’interroge sur le sens de ces destructions. Il dépeint un tableau sombre, proche de la réalité d’une ville meurtrie par les combats : La nuit couvre la ville où passa la bataille / Plus de clocher des toits brûlés / La lune se répand sur des pans de muraille / Grands fantômes démantelés.

Pour Roland Gaël, les ténèbres se sont abattues sur la civilisation. Qui sont les responsables ? des « bourreaux », écrit Gaël, qui ne sont ni allemands ni français ; ce sont les hommes de cette société européenne qui croyaient au progrès de l’humanité qui ont tout bradé dans la guerre. Gaël pose la question dans le dernier vers du refrain : « Hommes, qu’avez-vous fait ? ». Dans ce grand désarroi, la religion semble être un recours et l’auteur invite le public à avoir la foi, rempart face à la barbarie : « Auprès d’un carrefour où le canon fit rage, / Abattant et nivelant tout, / Comme par miracle en ce désert sauvage / Un calvaire est resté debout. / Le Christ au front penché plein de pitié regarde / Le chaos triste et dévasté, / On dirait qu’obstiné le rédempteur s’attarde / A prêcher la fraternité ».

Cette chanson noire n’a pourtant pas un ton désespéré. Dans le dernier couplet, Gaël prêche pour la fraternité et l’espoir, entrevoyant le retour à la paix, la reconstruction des villes et village martyrisés : « Cité tu vas renaître et panser tes blessures » et croyant dans l’avenir en pensant aux « temps nouveaux ». En somme, cette Prière des ruines est à la fois une supplication qui doit permettre aux Français de conserver la foi, malgré des ravages inédits, et de penser à un avenir meilleur, fait de paix et de fraternité. Mais cette chanson peut être vue aussi comme une interrogation sur le sens de la guerre, une question que de nombreux Européens se posent en 1917.

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