Les sources sont au cœur de La Moustache du soldat inconnu, l’enquête de Jérôme Prieur publiée aux éditions du Seuil en septembre. A travers ce récit, on mesure la fascination de l’auteur pour les correspondances et les témoignages laissés par les combattants de la Grande Guerre, comme il l’explique dans cet épisode de La Fabrique de l’histoire (Quand le conflit n’en finit pas. Ou l’obsession de la guerre). Pourquoi Jérôme Prieur publie-t-il « ses souvenirs de la guerre de 14 » aujourd’hui ? Il a accepté de me répondre. Comme je l’évoque dans mon livre, j’ai commencé à vouloir écrire une sorte de vie quotidienne des poilus vers l’âge de dix ans puis le projet a – heureusement – bifurqué, mais il ne m’a jamais lâché. Comme s’il était plus fort que moi. J’ai continué ainsi pendant des années, tout au long des grandes étapes de ma vie d’adolescent puis d’adulte, à lire des récits de combattants, des correspondances, à me documenter, en quelque sorte à ramasser sur le champ de bataille, bien après les faits, évidemment, des traces, des échos de cette guerre terrible : ce que j’ai appelé « mes souvenirs de la guerre de 14 ». J’accumulais des notes, je collectionnais…
Orages d’acier, troisième épisode. Pourquoi Orages d’acier n’est-il pas à mettre dans toutes les mains, sans remise dans le contexte de la Grande guerre, mais aussi de l’après-1918 en Allemagne ? ____ La prudence s’impose. Ce témoignage a exercé – on vient d’en noter les ressorts – un magnétisme puissant dans une Allemagne déboussolée, après 1918. Orages d’acier pose les bases d’une société militarisée, presque sans classe, dynamique socialement, virile et impitoyable pour les faibles. Cette armée allemande décrite par Jünger reprend en le perfectionnant – révolution des transports et de l’industrie oblige – un modèle mis en place par un autre empereur : Napoléon Ier. Ce dernier a imaginé une Grande Armée auto-centrée et hermétique aux affaires civiles, une contre-société soudée par la camaraderie militaire : celle que l’on retrouve décrite par Conrad dans sa nouvelle Le Duel, portée à l’écran par Ridley Scott (Les duellistes). L’armée napoléonienne aux uniformes chatoyants et son va-et-vient continuel à travers toute l’Europe, a perfectionné le legs de glorieux précurseurs : celui de Louis XIV ou de Frédéric II de Prusse. L’Empereur français concentre ses forces sur une portion de territoire (le camp de Boulogne, par exemple), grâce à des prodiges de logistique…
Orages d’acier, deuxième épisode. Que manque-t-il à Orages d’acier pour pouvoir figurer au rang des ouvrages d’instruction ? ____ Mon opinion sur cette œuvre majeure n’a pas sa place dans la réponse à cette deuxième question. Quoi que j’en dise, elle poursuivra sa carrière entamée il y a près d’un siècle. Ernst Jünger a immédiatement trouvé son public, y compris de ce côté-ci du Rhin. Dans la présente réédition au format Livre de Poche, on commence ainsi par une préface de l’auteur lui-même à la traduction française, dans laquelle il affiche une tranquille certitude : la gloire et la paix des braves (on est en 1960). L’avant-propos du maréchal Juin n’apporte rien d’autre, il est vrai, qu’un lénifiant commentaire sur la différence entre ceux qui en ont (l’avant fait le boulot) et ceux qui traînent derrière avec les planqués; écrits trop rapides d’un ancien combattant de 14 ayant perdu un bras au feu, membre de l’Académie Française. Alphonse Juin ne souligne pas l’effort d’Ernst Jünger pour faire comprendre de l’intérieur la Grande guerre. On saisit l’immense quiproquo provoqué par Orages d’acier en lisant la citation élogieuse d’André Gide en quatrième de couverture. Qu’un maréchal de France et un géant subversif…
Les vacances sont terminées et, pour la rentrée, nous laissons le clavier au géographe Bruno Judde de Larivière, qui partage ses impressions sur sa lecture d’Orages d’acier en trois épisodes dont voici le premier. Bruno Judde de Larivière a déjà publié sur ce blog un article à propos du livre de Frederic Manning, Nous étions des hommes. ____ Orages d’acier, premier épisode. Critiquer Orages d’acier près d’un siècle après sa parution… Critiquer Orages d’acier près d’un siècle après sa parution (en 1920) … relève d’une mission quasi impossible. Ernst Jünger n’a reçu que des félicitations toute sa vie : sur le front et par la plume. Pourquoi vais-je chercher la petite bête ? Je m’en expliquerai en conclusion et me lance gaiement dans la controverse. Mon propos s’organisera autour de la réponse à trois questions successives. Pourquoi Orages d’acier persiste à nous séduire, tant d’années après son écriture, et pourquoi il convient de ne pas en être dupe ? Que manque t-il à ce journal de bord extrêmement retravaillé pour pouvoir figurer au rang des ouvrages d’instruction (l’ingénuité de l’auteur ne suffit pas à taire ses oublis) ? Pourquoi ‘Orages d’acier’ n’est-il pas à mettre dans toutes les mains, sans…
Le 13 décembre 2016, à l’occasion du 100e anniversaire de la bataille de Verdun (1916-2016), la Zone de Défense et de Sécurité Ouest, la ville de Rennes et le Centre franco-allemand de Rennes organisent un concert caritatif, s’inscrivant dans la tournée annuelle des concerts Unisson. Le but premier de cette manifestation est de collecter des fonds au profit des familles des soldats tués ou blessés, lors des opérations extérieures. Pour cette soirée franco-allemande, la Musique des Transmissions (ancienne musique de l’Artillerie), placée sous la direction de chefs français (le chef de musique hors classe, Philippe Kesmaecker, et le Major Frantz) et d’un chef allemand, venu de Berlin [capitaine (Hauptmann) Tobias Wunderle], sera accompagnée du chœur d’enfants de la Maîtrise de Bretagne. Au programme du concert figurent des marches militaires, de la musique classique et romantique, ainsi que des chants populaires ou des musiques de film. Pourquoi une telle diversité musicale, avec des œuvres des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ? Si dans une telle manifestation, dédiée à la Grande Guerre, il est normal de voir figurer dans le programme musical, pour le côté français, les airs du poilu de Francis Salabert et la sonnerie du cessez-le-feu ou, pour le côté…
Nous étions des hommes (Her Privates We) se déroule dans la Somme en 1916, il y a près de cent ans. Frederic Manning, universitaire australien mort dans l’Entre-deux-guerres, décrit là sa propre expérience de la guerre de tranchées. Il a lui-même échappé aux tirs ennemis mais son personnage principal meurt à la fin du roman. Manning ne se soucie pas d’attacher le lecteur au destin de Bourne. Le récit chronologique compte moins que la réflexion métaphysique sur la vie et la mort… Mieux vaut pour les amateurs de suspense et d’aventures épiques se détourner du roman. Nous étions des hommes ne parle presque pas des Allemands. Il y a une situation militaire à peine esquissée au départ. Un régiment britannique combat un ennemi bien retranché, dans un paysage plus rural qu’urbain métamorphosé par les bombardements. Rien n’offre de résistance aux obus : pas plus les hommes que la nature et les constructions qui s’affaissent et dissimulent mal les combattants. Manning ne se donne même pas la peine de présenter une situation stratégique (ou même tactique) de départ pour stimuler l’intérêt. On ne sait pas en lisant vers quoi s’orientent cette poignée de soldats. Les antimilitaristes qui ont trouvé dans Les…
Gustave Blanchot (1883-1968), alias Gus Bofa, est absent de la plupart des dictionnaires de la Grande Guerre publiés ces dernières années. Il doit sa notoriété aux dessins publicitaires ainsi qu’aux illustrations de livres d’auteurs classiques. Pourtant, l’œuvre de cet illustrateur s’est abondement nourrie des horreurs des deux guerres mondiales. En janvier 2014, une exposition intitulée « Gus Bofa, l’adieu aux armes » lui rendait hommage en montrant notamment la part que tenaient la guerre et l’armée dans son œuvre. Le Livre de la guerre de Cent ans de Gus Bofa, réédité aux Éditions Cornélius en 2007, m’a beaucoup plu. Bofa est le petit-fils d’Aquilas Jean Baptiste Blanchot (1806-1862), saint-cyrien, intendant militaire et directeur de l’administration au ministère de la Guerre. Il est aussi le fils de Charles Blanchot (1834-1918), saint-cyrien et officier d’infanterie. Charles a occupé les fonctions d’aide de camp du maréchal Bazaine au Mexique de 1862 à 1867. Pendant cette période, il a également été détaché auprès du gouvernement de l’empereur Maximilien, où il a occupé les fonctions de sous-secrétaire d’État à la Guerre (1866). De son expérience au Mexique, Charles Blanchot publie des mémoires en 1911. A la fin de sa carrière, le père de Gus Bofa est chargé…
A l’occasion de recherches dans le fonds privé d’un particulier, je suis tombé sur une importante collection de chansons datant de la Première Guerre mondiale. Quel trésor ! Parmi ces centaines de dépliants, l’un d’eux a attiré mon attention : La Prière des ruines. En 1914, les Français chantent beaucoup. Dans certaines régions, la chanson est une véritable institution. Ainsi, dans le Nord, l’activité chansonnière, qui s’est développée depuis le milieu du XIXe siècle, est florissante. C’est ainsi que la berceuse Dors, min p’tit quinquin, min p’tit pouchin, min gros ruchin du poète lillois Alexandre Desrousseaux (1820-1892) est devenue la chanson emblématique de Lille. Écrite en 1853, L’canchon dormoire (son titre original) dépeint la vie des ouvrières du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle a aussi été le chant de marche des soldats du Nord pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Cette chanson est évidemment très connue dans le Nord et sa notoriété dépasse les frontières du Nord avant la guerre. La guerre n’interrompt pas cette activité, bien au contraire. La chanson connaît même un renouveau. Dans les armées, les soldats chantent beaucoup, des chants réglementaires évidemment, mais aussi des productions plus ou moins tolérées par la…
Publiée en 1934, La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu La Rochelle rassemble six nouvelles sur la Grande Guerre (voir sur le site internet du CRID la fiche consacrée à cet auteur). La première, intitulée La Comédie de Charleroi, porte sur la célèbre bataille d’août 1914. En 1919, la mère d’un jeune soldat du nom de Claude Pragen, tué pendant la bataille de Charleroi en Belgique (21-23 août 1914), décide de voir l’endroit où son fils est tombé. Un camarade de régiment de Claude l’accompagne et raconte ce voyage rendu burlesque par la vanité de cette femme. À travers ce pèlerinage, le narrateur revit sous forme de comédie ce qu’il a vécu comme une tragédie. Cette nouvelle, à mi-chemin entre la confession et l’invention, décrit le fossé qui sépare ceux qui ont vécu les combats et les gens de l’arrière. Le lecteur est transporté sur le champ de bataille ; il suit le héros au moment de son baptême du feu ; il est témoin de son découragement, de son exaltation et de sa peur ; enfin, il est sur le champ de bataille après la guerre. Dans ce récit transparaît l’expérience douloureuse, et jamais oubliée, de la guerre des combattants. En avril…
Hommes en guerre (Menschen im Krieg) fait partie de ces rares œuvres littéraires pacifistes rédigées par un combattant de la Grande Guerre alors que celle-ci n’était pas encore terminée. Publié sous couvert de l’anonymat à Zürich en 1917, il est très rapidement traduit en plusieurs langues mais interdit dans les pays belligérants. C’est en effet un livre rédigé pour dénoncer la guerre, ce que l’auteur y a vu et subi. Ce livre moins connu qu’A l’Ouest, rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque ou Quatre de l’infanterie d’Ernst Johannsen, pour ne citer que des romans en langue allemande, est cependant un pamphlet d’une très grande force car il est structuré en six nouvelles. Mais ce qui en fait une particularité littéraire pour le lecteur français, c’est qu’il est rédigé dans un style expressionniste auquel nous n’avons pas été habitués dans notre pays. La littérature de Latzko, au même titre que la poésie dada, ou l’expressionnisme allemand en peinture et dans le cinéma, est le fruit du traumatisme de la guerre en Europe, et particulièrement en Europe centrale. C’est pourquoi je voudrais évoquer l’auteur avant son œuvre. Andreas Latzko est un écrivain et journaliste hongrois, né à Budapest en 1876. Volontaire d’un an…