Les sources sont au cœur de La Moustache du soldat inconnu, l’enquête de Jérôme Prieur publiée aux éditions du Seuil en septembre. A travers ce récit, on mesure la fascination de l’auteur pour les correspondances et les témoignages laissés par les combattants de la Grande Guerre, comme il l’explique dans cet épisode de La Fabrique de l’histoire (Quand le conflit n’en finit pas. Ou l’obsession de la guerre). Pourquoi Jérôme Prieur publie-t-il « ses souvenirs de la guerre de 14 » aujourd’hui ? Il a accepté de me répondre.
Comme je l’évoque dans mon livre, j’ai commencé à vouloir écrire une sorte de vie quotidienne des poilus vers l’âge de dix ans puis le projet a – heureusement – bifurqué, mais il ne m’a jamais lâché. Comme s’il était plus fort que moi. J’ai continué ainsi pendant des années, tout au long des grandes étapes de ma vie d’adolescent puis d’adulte, à lire des récits de combattants, des correspondances, à me documenter, en quelque sorte à ramasser sur le champ de bataille, bien après les faits, évidemment, des traces, des échos de cette guerre terrible : ce que j’ai appelé « mes souvenirs de la guerre de 14 ». J’accumulais des notes, je collectionnais les fragments, je ramassais les documents qui pourraient me servir « un jour », plus tard, des livres, des photographies…
Ce travail est resté, pendant de longues années, « en chantier », pour ne pas dire en souffrance. Mais je ne l’ai jamais abandonné. Je l’oubliais, puis c’était plus fort que moi, je repartais à la faveur d’une trouvaille inattendue, d’un épisode particulièrement révélateur que je lisais, découvrant donc peu à peu en même temps ce qui, malgré moi, me saisissait et me surprenait dans cette époque lointaine dont l’aura mystérieuse était venue jusqu’à moi à travers mes deux grands-pères, l’un engagé volontaire à dix-huit ans en 1917, l’autre mobilisé pour occuper la Rhénanie au lendemain de l’armistice. Alors même que j’étais beaucoup plus près biographiquement de la Seconde Guerre mondiale (je jouais dans le sable d’Omaha Beach vingt ans seulement après le Débarquement), je crois que je voulais percer le silence de ces aïeux, comprendre comment ils avaient pu survivre à l’enfer.
Le temps a passé, des années, et puis en 1997, je n’ai pas pu continuer à me dérober. L’occasion m’a été donnée d’écrire un petit livre à partir d’une photographie. Guerre éclair est le titre de ce livre (éditions La Pionnière), né d’une photo que j’avais vue au moment du cinquantième anniversaire de la Grande Guerre dans un numéro spécial de Paris-Match : des soldats cassant la croute sur un empilement de cercueils, quelque part en 1915. Une photo inoubliable qui, d’une certaine façon, concentrait comme en un éclair, tout ce qu’était cette guerre, l’enchevêtrement ahurissant de la vie et de la mort.
J’ai scruté chaque millimètre de cette photo, chaque indice, chaque détail pour essayer de faire parler l’image. Et puis, après la parution du livre, j’ai continué mon enquête. J’ai notamment fait la connaissance de Jean-Pierre Verney. J’ai compris qu’il aurait fallu que j’arrive à identifier le régiment auquel appartenaient ces hommes pour en savoir plus. J’aurais pu avoir accès au journal de marche et tirer d’autres fils. Alors je me suis mis à rêver d’un film ou d’un livre qui identifierait chacun des treize hommes que l’on peut voir sur la photo. Ou du moins qui les imaginerait, qui les rêverait, qui leur rendrait vie. Mais pour atteindre, ce but je voulais en savoir le plus possible sur la photographie de 1915, du moins faire reculer les limites de mon ignorance. J’ai retrouvé une plaque stéréoscopique puis un titre « Déjeuner macabre », puis un lieu, « Carency ». Cela permettait de préciser le contexte de la photographie, mais impossible de lire le chiffre sur le col des uniformes. J’ai consulté des historiens, des spécialistes, des collectionneurs jusqu’à ces derniers mois mais ils n’en savaient pas plus (ironie du destin, c’est en terminant d’écrire La moustache du soldat inconnu, vraiment tout à la fin, que je découvrirai où, quand et par qui cette fameuse photo avait été prise…)
Et puis approche le Centenaire. Je me dis qu’il faut que je me décide, que je me mette enfin à affronter cette obsession. Je recule, je pars sur l’idée parallèle d’un film, un film documentaire pour lequel je tourne même plusieurs jours, en 2011, dans les réserves du musée de Meaux, avant l’ouverture des salles. Le projet de film est trop personnel, me reproche-t-on, je ne trouve pas l’argent pour le poursuivre malgré « l’actualité » du sujet. Je m’obstine, je fais des recherches, je persiste à y travailler, et puis je comprends que le livre que j’ai toujours voulu écrire sur la guerre de 14, il est grand temps maintenant que je l’écrive, d’autant que d’autres que moi, apparemment partis beaucoup plus tard, s’y mettent, viennent sur mon terrain !
Alors peu à peu, non sans mal, je décide d’y consacrer du temps, je reprends mes notes, je rassemble ce que j’ai écrit au fil des années. Surtout je ne cesse de me poser la question cruciale : comment dire ce que l’on ne peut pas dire, comment raconter ce qui n’est pas racontable… En réalité, je me lance un défi de plus en plus énorme : comment réussir à être singulier après tant de livres, livres de témoins, livres d’historiens, livres d’écrivains, qui ont parlé et parlent de nouveau de la guerre de 14 ? Justement j’essaie de creuser cette voie. Puis un jour, par hasard, je découvre sur le site de la Mission du Centenaire un petit film tourné par un combattant du côté de Bois-le-Prêtre, en 1915. Encore 1915. Ce film amateur de quinze minutes est à la fois banal et saisissant, donc passionnant. Je commence à écrire sur la première séquence de ce film, on y voit pendant plusieurs minutes un soldat qui charrie des cadavres comme si de rien n’était.
Le jour même ou le lendemain, je ne sais plus, nous sommes le mercredi 7 janvier 2015. Il fait très froid dehors et c’est douloureux d’écrire sur ces images. Surgit l’annonce de l’attentat contre Charlie hebdo, une abominable tuerie en plein Paris, tout près du quartier de Paris où je vis. Je ne peux plus écrire. Cela m’est littéralement impossible. J’arrête pendant deux ans. D’autres activités professionnelles m’occupent certes, le montage d’un très long film qui s’étend sur plusieurs mois, puis le projet du film sur 14-18 que je réécris (et que, toujours, j’espère pouvoir tourner, enfin). Mais le livre lui-même est devenu au-dessus de mes forces. Arrive le mois de janvier 2017. Je me dis que ce n’est pas possible que j’abandonne ainsi le livre, qu’il est déjà très avancé, que je dois m’y remettre, qu’il le faut. Je recommence lentement, et, là, l’obstacle contre lequel j’avais buté malgré moi, le petit film amateur de 1915 sur lequel on connait si peu d’éléments, m’inspire au-delà de ce que j’avais imaginé. Au lieu d’y consacrer deux ou trois pages, je comprends que je dois fouiller ces images, retrouver les soldats inconnus qui y sont ensevelis, m’approcher de cette armée des ombres, chercher à sauver tout ce qui peut être sauvé.
Jérôme Prieur, La Moustache du soldat inconnu, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », septembre 2018.
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