Publié aux éditions A l’ombre des mots, le dernier livre de l’historien Yann Lagadec consacré aux monuments aux morts des Côtes d’Armor de 1914 à aujourd’hui est original à plus d’un titre. Certes, on y trouve les développements attendus sur les financements, l’édification ou encore la forme des monuments. Mais en exploitant des sources plurielles, il va plus loin et offre une vision très large de l’hommage aux combattants. Il étudie les divers monuments, communaux, paroissiaux ou professionnels, et leur usage mémoriel de 1914 à aujourd’hui. Pour en savoir plus, je lui ai posé quelques questions.
1/ Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Trois éléments m’y ont poussé en fait. C’est tout d’abord un sujet sur lequel je m’étais déjà penché, au milieu des années 1990, lorsque j’enseignais au collège de Plémet : j’avais alors proposé à mes élèves de 3e de travailler sur les monuments de leur commune et j’avais ainsi pu mesurer tout l’intérêt de ces monuments, toute leur diversité. Cela avait été aussi l’occasion d’un premier contact avec une historiographie devenue classique depuis, notamment les travaux d’Antoine Prost, et d’une première mais très modeste publication.
Le second élément est lié à l’encadrement d’étudiants de Licence professionnelle Tourisme et marketing territorial et patrimonial du campus Mazier de l’université Rennes 2 à Saint-Brieuc en 2018-2019 : ces étudiants doivent préparer par petit groupe un projet dans le cadre de leur formation. J’ai donc chapeauté quatre d’entre eux qui ont conçu une exposition sur les monuments aux morts des Côtes d’Armor, une exposition présentée du 28 juin au 11 novembre 2019 au musée de la Résistance en Argoat à Plésidy/Saint-Connan. J’ai commencé à travailler au livre parallèlement, un livre qui devait initialement être une sorte de catalogue de cette exposition. Mais il a pris une telle ampleur que la parution en a été retardée et que les deux événements – exposition en 2019, édition du livre en 2020 – se sont trouvés déconnectés. Ceci a permis d’accorder tout le soin nécessaire à chacun d’entre eux, en évitant toute précipitation.
Le dernier élément tient à mon intérêt pour la période de la Grande Guerre : cela fait une dizaine d’années désormais que j’y consacre une bonne partie de mes recherches et de mes publications. Cet ouvrage peut ainsi apparaître comme l’aboutissement d’une réflexion historique entamée en 2011-2012, centrée sur les rapports de la Bretagne et des Bretons avec la Grande Guerre.
2/ Quelles sont les sources qui permettent à l’historien de travailler sur les MAM ?
Ces sources sont multiples en fait. La principale, la plus évidente, ce sont les monuments eux-mêmes qui nous en disent déjà beaucoup. J’ai donc multiplié les déplacements dans le département en prenant, à chaque fois, autant de clichés que possible. Il m’a fallu aussi parfois revenir dans certaines communes à plusieurs reprises pour profiter d’une météo plus favorable aux photos, d’un éclairage plus satisfaisant…
Mais les monuments ne disent pas tout. Beaucoup ne sont pas signés par exemple, rares sont ceux sur lesquels figure la date à laquelle ils ont été érigés. Il faut donc recourir aux archives. Les archives des mairies tout d’abord, plus particulièrement les délibérations municipales qui permettent de suivre tout le processus d’élaboration du projet de monument, en général des premières discussions sur l’idée même d’en ériger un, jusqu’à l’inauguration et même au-delà : le choix de l’emplacement, de l’entrepreneur, les éventuels travaux complémentaires après la mise en place du monument, par exemple d’adjonction de grilles pour le protéger etc.
Ces documents sont complétés par ceux disponibles aux archives départementales. Ce sont principalement les liasses de la série 2 O, où l’on trouve les dossiers constitués en préfecture pour suivre le processus de construction. Il faut en effet en France une autorisation de l’Etat pour ériger un monument commémoratif : les services préfectoraux suivent donc les choses de près. D’une richesse variable d’une commune à l’autre, ces dossiers peuvent être particulièrement intéressants lorsqu’il y a un conflit entre autorités municipales et préfectorales sur le monument, les échanges de correspondance conduisant les maires à justifier leurs choix, à décrire par le menu la situation dans leur commune, les éventuels débats ou tensions. C’est aussi dans ces dossiers que l’on trouve souvent des plans, des photos de maquettes, les devis des entrepreneurs, les commentaires que les artistes sollicités peuvent parfois laisser sur l’œuvre qu’ils ont conçue…
A cela, il faut bien entendu ajouter les cartes postales anciennes, particulièrement utiles notamment en ce qu’elles nous renseignent sur l’environnement des monuments à l’époque de leur mise en place, un environnement qui n’a parfois rien à voir avec ce que l’on connait aujourd’hui. De nombreux monuments ont en effet été déplacés au cours des 20 ou 30 dernières années, devenus « gênants » pour la circulation automobile dans les centres-bourgs.
Le dernier grand type de sources est constitué par la presse locale, et notamment les hebdomadaires que l’on trouve alors dans tous les arrondissements des Côtes-du-Nord de l’époque : il y en a même deux à Guingamp, Lannion ou Dinan, ce qui permet d’avoir « deux sons de cloches » sur les difficultés, les tensions autour des projets de monuments. C’est aussi dans ces journaux que l’on trouve les comptes-rendus les plus précis des cérémonies organisées à l’occasion des inaugurations de ces monuments, puis chaque 11 novembre. Et de suivre donc ainsi l’évolution de la mémoire de la Grande Guerre…
3/ Que nous disent justement les monuments aux morts, non seulement de la Grande Guerre mais aussi de l’après-guerre et de la mémoire ?
Le premier élément est sans doute l’importance du traumatisme subi par la société française en générale, la société bretonne et costarmoricaine en particulier. Alors qu’après la guerre de 1870-1871, seule une minorité des communes avait érigé un tel monument, elles le font toutes ou presque après la Grande Guerre, et très rapidement : en 1924, 80 % des communes des Côtes-du-Nord ont déjà leur monument, parfois plusieurs d’ailleurs, un monument communal sur la place du village, un monument paroissial dans l’église, voire dans quelques cas un autre dans tel ou tel hameau important.
Ces monuments nous disent aussi le poids du deuil, mais un deuil qui n’implique pas de refus de la guerre, de pacifisme à tout prix : même dans des communes dont les monuments mettent en scène une veuve en costume du pays, les discours restent fortement teintés de patriotisme, de volonté de faire payer « aux Boches », de ne rien leur céder alors que les conditions de mise en œuvre du traité de Versailles sont l’objet de tensions internationales. Il faut donc éviter de lire ces monuments avec nos yeux de citoyens du début du XXIe siècle pour en rester à ce que leurs concepteurs, entre 1919 et 1925, souhaitaient leur faire dire, au risque d’un total anachronisme…
De la même manière, il est intéressant de noter l’emboitement des échelles mémorielles : c’est une mémoire locale, communale ou paroissiale, que portent ces monuments. Mais ils disent aussi, par la présence d’hermines par exemple, ou d’épitaphes en breton dans la zone bretonnante du département, que ceux qui sont morts étaient Bretons. Ceci n’empêche pas ces mêmes monuments de mettre en avant l’importance accordée au sacrifice pour la Patrie, pour la France. Ces trois dimensions ne s’excluent pas, elles se complètent.
4/ Selon vous, peut-on dire qu’il y a une spécificité dans les Côtes d’Armor ?
Il y en a, bien entendu, même si elles sont moins costarmoricaines que bretonnes de manière plus large. C’est par exemple – inutile d’y insister sans doute – l’usage de la langue bretonne sur presque 20 % des monuments de la zone bretonnante : bien évidemment, ce n’est pas en Bourgogne, en Picardie ou en Auvergne que l’on trouve des monuments en breton… Mais, de manière plus significative, cette proportion est beaucoup plus importante que dans d’autres zones où l’usage d’une langue régionale est au moins aussi banal qu’en Bretagne dans l’entre-deux-guerres, comme en Corse ou dans le Sud-Ouest avec le béarnais par exemple. Seule exception peut-être, en cela proche de ce que l’on trouve en Bretagne : le Pays basque.
L’utilisation du granit est un élément important aussi, pas seulement parce qu’il s’agit d’une pierre locale – cette utilisation de ressources locales est assez général en France – mais parce que le lien est fait de manière très large entre la dureté du granit et la solidité des soldats bretons…
Il me semble aussi que la proportion des représentations féminines, ces veuves ou mères en costume du pays que l’on trouve sur les monuments de Tréguier, Pontrieux ou Saint-Cast par exemple, est plus importante ici qu’en de nombreuses autres régions. Et c’est aussi le cas pour les marins et, plus particulièrement, les fusiliers marins : ceci s’explique non seulement par la part prise par les Bretons dans la Royale de manière générale, mais aussi, plus encore, au sein de la brigade de l’amiral Ronarc’h en 1914-1915. Dans ce cas, même s’ils en représentent que 55 % des effectifs, l’unité apparaît comme « bretonne » du fait même des origines de son chef emblématique, de son recrutement largement lorientais à l’origine etc.
En montrant un fusilier marin soutenant un « pépère » du 73e RIT blessé sur le front de l’Yser, tous deux sculptés en kersanton, le monument de Lannion résume par exemple assez largement nombre de spécificités des monuments du département.
5/ Quel est le monument aux morts qui vous a le plus impressionné, ému, surpris… et pourquoi ?
La liste pourrait être longue : chaque monument a ses particularités qui le rendent intéressant, même lorsqu’il ne s’agit que d’un simple obélisque comme on en trouve des dizaines voire des centaines. J’en choisirai trois en fait.
Le premier, c’est celui de Pleudaniel, aux confins du Goëlo et du Trégor, parce qu’il s’agit du premier monument érigé dans le département, en 1917, avant même la fin de la guerre donc. De manière significative, il évoque la « Guerre de 1914-1915-1916-1917 »… Et, faute de place, il a fallu rajouter « 1918 » en-dessous.
Le second, c’est celui d’Etables, un poilu dû à l’artiste briochin Francis Renaud qui conçoit aussi les monuments de Saint-Brieuc, Ploufragan, Tréguier ou Trévé. A Etables, ce poilu a été sculpté en bas-relief sur un menhir trouvé sur une lande de la commune et installé au pied de l’église : il marque ainsi l’ancrage dans la « terre ancestrale », le lien aussi avec un passé mythifié de la Bretagne matérialisé par les mégalithes que l’on retrouve sur d’autres monuments.
Le dernier, ce serait celui de Quintin, œuvre d’un sculpteur briochin, Elie Le Goff. Il ne s’agit que d’un artiste de second plan avant-guerre. Mais la mort de ses trois fils, dont deux le même jour, le 22 avril 1915, lors de la première attaque au gaz allemande près d’Ypres, en fait l’incarnation du deuil de guerre. Il conçoit ainsi une vingtaine de monuments dans le département ou dans le Morbihan, dont celui de Quintin, le plus original, le plus émouvant : une jeune mère de famille, veuve, montre à son fils, désormais orphelin, un médaillon représentant son père soldat. Il dit ainsi le deuil, la douleur liée à la perte d’un être cher, mais aussi la foi en l’avenir, et ce d’une double manière sans doute : la représentation d’outils liés au travail de la terre renvoie à la nécessaire reconstruction économique par le travail ; mais le choix d’un jeune garçon, plus que d’une petite fille comme à Pléhédel par exemple, pour incarner l’orphelin dit aussi qu’il faudra se montrer en mesure de prendre le relai de la génération de 1914-1918, y compris les armes à la main si nécessaire. Comme le père, mort pour la France, a pu le faire…
Yann Lagadec, Faire son deuil, construire les mémoires. Les monuments aux morts de la Grande Guerre dans les Côtes d’Armor (1914-1920), Pabu, Editions A l’ombre des mots, 2020, 333 p.
Crédits photographiques : Yann Lagadec.
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