Les vacances sont terminées et, pour la rentrée, nous laissons le clavier au géographe Bruno Judde de Larivière, qui partage ses impressions sur sa lecture d’Orages d’acier en trois épisodes dont voici le premier. Bruno Judde de Larivière a déjà publié sur ce blog un article à propos du livre de Frederic Manning, Nous étions des hommes.
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Orages d’acier, premier épisode.
Critiquer Orages d’acier près d’un siècle après sa parution…
Critiquer Orages d’acier près d’un siècle après sa parution (en 1920) … relève d’une mission quasi impossible. Ernst Jünger n’a reçu que des félicitations toute sa vie : sur le front et par la plume. Pourquoi vais-je chercher la petite bête ? Je m’en expliquerai en conclusion et me lance gaiement dans la controverse. Mon propos s’organisera autour de la réponse à trois questions successives.
- Pourquoi Orages d’acier persiste à nous séduire, tant d’années après son écriture, et pourquoi il convient de ne pas en être dupe ?
- Que manque t-il à ce journal de bord extrêmement retravaillé pour pouvoir figurer au rang des ouvrages d’instruction (l’ingénuité de l’auteur ne suffit pas à taire ses oublis) ?
- Pourquoi ‘Orages d’acier’ n’est-il pas à mettre dans toutes les mains, sans remise dans le contexte de la Grande guerre mais aussi de l’après-1918 en Allemagne ?
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Quatre raisons me permettent de répondre positivement à la première des questions posées en introduction.
Primo, Ernst Jünger ne restitue pas des impressions jetées à la va-vite sur un coin de table; quand il lui arrive de le faire, il le mentionne explicitement, avec la date, parfois l’heure. Son style travaillé est dépourvu de fioritures, d’effets facilement lassants. Il va droit au but sans se priver de poésie si son état d’esprit le lui permet. Le printemps arrive ? Ernst Jünger note la floraison dans les champs et les oiseaux qui chantent. Cette simplicité parfois bucolique allège le récit et renforce l’impression de sincérité de celui qui consigne ses impressions au jour le jour.
Secundo, Orages d’acier nous plaît toujours, parce que son auteur épargne au lecteur civil (et même aux autres) les détails de la vie militaire dans ce qu’elle a de rébarbatif (monotonie des horaires) de répétitif (nettoyage des armes, passage d’ordres), d’incompréhensible (hiérarchie des grades, jeu des prérogatives), de repoussant enfin. Ernst Jünger a dû bousculer plus d’une fois ses soldats ne voulant plus rester en poste, ne pouvant éviter de faire part de leurs doutes et désespoir; il a éprouvé sans doute la satisfaction de tuer l’ennemi brutalement, instinctivement. Tout cela, il l’écarte élégamment, sous un couvert de vraie modestie.
Tertio, Jünger pose le principe – repris par la suite, j’y reviendrai – de la guerre sans haine. Il ne parle pas en mal des Anglais qu’il a sous le nez pendant des mois. Il notifie leurs variétés comme un entomologiste classe des insectes; sous ce vocable, on croise des Hindous (sic), des Écossais surnommés Highlanders, des Néo-Zélandais (Anzac). De la France, on entraperçoit des villages ruraux, des maisons bourgeoises confortables avec leurs caves et réserves garnies, des civils agréables avec l’occupant, peu rancuniers vis-à-vis des destructions occasionnées.
Quarto (enfin), Orages d’acier transpire une inspiration quasi juvénile. A vingt ans en 1914, Ernst Jünger ne cherche pas à dissimuler sa bonne éducation. Il ne parle pas mal des femmes restées à l’arrière. Jeune homme, il se montre bon fils, bon frère, nuancé dans ses jugements, modéré dans sa consommation d’alcool et de tabac. Son temps libre agrémenté de boisson et de cigares est ponctué d’innombrables lectures. Son goût pour la littérature ne le cantonne pas aux auteurs allemands romantiques (Goethe, Schiller) mais sort des frontières du Rhin et de la mer du Nord, allant jusqu’à l’Amérique des cow-boys.
Il résulte de ces différents facteurs une facilité presque vénéneuse. On lit sans heurts ce récit qui saute l’avant-scène (pourquoi un jeune Allemand se retrouve en France à l’été 1914 ?) et escamote les coulisses; le livre s’interrompt à l’automne 1918. Quelques allusions permettent de déceler un début de découragement, mais rien ne permet de faire vraiment comprendre au lecteur que le projet d’invasion de la France se termine en fin de compte par un échec désastreux. L’Allemagne de l’arrière est économiquement à genoux en 1918. Elle ne peut subvenir à l’effort de guerre de ses soldats, de cette armée si organisée que décrit Ernst Jünger. Si l’on se contente de ce seul livre, on l’ignore totalement.
Niant l’évidence géostratégique, il relativise tout. Il faudrait plus de pièces d’artillerie, plus de soldats formés, plus de ravitaillement, suggère l’auteur. Certes, l’ordinaire laisse à désirer, dès lors que le jeune officier ne peut plus compter que sur le pillage des postes de commandement ennemis. Le froid et la pluie obligent les combattants allemands à dépouiller les cadavres; quand il s’agit d’effets militaires, le risque est pourtant de servir de cibles à des tirs fratricides. Cela étant dit, comble de l’absurdité, Ernst Jünger ne se montre jamais négatif, ni amer. Bien des choses manquent ? Faisons contre mauvaise fortune, bon coeur !
A suivre…
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