Cette lithographie en couleur datée de septembre 1919, disponible sur le site de la Library of Congress, est très instructive. D’une part, elle donne la liste de toutes les grandes unités qui ont appartenu à l’American Expeditionary Force (AEF) de 1917 à 1919 : trois armées (numérotées 1 à 3), neuf corps d’armée (1 à 9) et 53 divisions d’infanterie (de 1 à 20, de 26 à 42, de 74 à 94 et de 96 à 97). Ces unités ont été projetées principalement en France mais aussi en Grande-Bretagne, en Italie, en Belgique et en Allemagne.
D’autre part, chaque grande unité est représentée par son shoulder sleeve insignia (SSI), littéralement l’insigne de manche d’épaule (SSI), un patch brodé typique de l’US Army. Les patchs des unités de l’AEF ont été créés à la fin de la Première Guerre mondiale. Celui de la 1st infantry division est le plus connu (un grand 1 rouge qui a donné son surnom à la division : The Big Red One). La plupart de ces patchs existent toujours, tandis que d’autres ont été modifiés pour des raisons historiques et militaires. J’ai passé en revue ces SSI afin de mesurer l’impact de la Grande Guerre sur la création de ces patchs.
Le shoulder sleeve insignia
Pendant la guerre civile américaine, certaines unités adoptent des marques distinctives en tissu ou en drap, de formes géométriques et cousues sur les capotes ou les couvre-chefs des combattants. Mais c’est pendant la Première Guerre mondiale qu’apparaissent les SSI, vraisemblablement à l’initiative du major général Charles Justin Bailey (1859-1946), commandant la 81st infantry division. Quand les hommes de cette division, activée en septembre 1917 à Fort Jackson en Caroline du Sud, sont projetés en Europe en juillet 1918, ils portent un morceau de feutre sur l’épaule sur lequel figure la silhouette d’un chat sauvage, en souvenir du ruisseau traversant Fort Jackson, le Wildcat Creek. Le port de cet insigne n’est pas réglementaire mais il suscite des contestations parmi les hommes des autres divisions et fait des envieux. Pershing finit par autoriser la 81e à garder son insigne distinctif et incite les autres divisions à adopter le leur.
D’abord destiné à cultiver l’esprit de corps, le SSI permet aussi d’identifier les caisses de ravitaillement, d’équipement et les bagages de chacune des divisions projetées en Europe. Ces patchs sont brodés ou collés sur les uniformes ; en regardant attentivement les photographies du corps expéditionnaire en France, il est possible parfois d’identifier l’unité d’appartenance des soldats, comme sur cette photo extraite des collections des Archives nationales américaines.
Port of Embarkation à Brest. Ordinaire de l’américaine dans lequel 5 000 hommes peuvent manger en une heure (NARA, 165-WW-485D-015)
Des créations originales
Rapidement les hommes s’activent pour créer des insignes. Ainsi lors de la formation de la 34e division, l’artiste Marvin Cone, alors soldat enrôlé dans la division, remporte le concours organisé au camp Cody (Nouveau-Mexique) pour la réalisation d’un insigne. Il a superposé un crâne de bœuf et une jarre d’eau mexicaine typique (olla). Le Shoulder sleeve insignia de la célèbre 26e division est obtenu à l’issue d’une conférence de presse réunie à Boston pour choisir un surnom à la division. Celle-ci est finalement surnommée Yankee Division, car les recrues sont natives de Nouvelle-Angleterre, et le patch choisi représente le monogramme YD sur fond bleu (la couleur de l’infanterie aux Etats-Unis).
Couleurs vives et motifs complexes et géométriques (triangle, trapèze, cercle) sont les principaux ingrédients, auxquels s’ajoute parfois une bonne dose d’humour. Les monogrammes sont très appréciés et parfois très recherchés. Je citerai l’exemple du patch de la 83e, une division levée dans l’État d’Ohio et dont l’insigne reprend un dessin monogramme en lettre d’or pour OHIO dans un triangle noir. Mais ma préférence va à celui de la 27e division : les lettres NY (pour New York) ont été travaillées dans un monogramme avec des étoiles au sein d’un cercle rouge qui représente Orion en souvenir de John Francis O’Ryan (1874-1961), le commandant de la division pendant la Première Guerre mondiale. Quelle postérité !
La plupart des insignes font référence à l’origine géographique des recrues ou au lieu de formation et d’instruction de la division. Le cas de la 42e est le plus connu : l’arc en ciel est choisi pour illustrer la diversité du recrutement, « d’un bout à l’autre des Etats-Unis » d’après le colonel Douglas MacArthur, chef d’état-major de la division. L’insigne de la 89e, « Rolling W », contient un M dans une roue qui lorsqu’elle tourne transforme le M en W formant MW pour Midwest en souvenir du recrutement de la division. La 8e division, dont le patch représente une flèche d’or pour l’exploration de la Californie au XIXe siècle par John Fremont, est formée au camp Fremont en Californie en 1917. L’origine ethnique est parfois mise en avant à l’instar du patch de la 92e dont le buffle rappelle les Buffalo soldiers, le surnom donné par les Amérindiens aux soldats afro-américains de l’armée américaine, contre lesquels ils combattent au XIXe siècle.
Le numéro de l’unité est également largement employé dans la création des insignes. J’aime beaucoup celui de la 13e, Lucky 13th, composé d’un fer à cheval et d’un chat noir en harmonie avec son numéro !
Enfin, l’histoire des Etats-Unis a inspiré les créateurs d’insignes. Quelques exemples :
- la 29e, composée de troupes de Virginie mélangées à des gardes du New Jersey, du Maryland et du District of Columbia, qui rappelle les deux adversaires de la Guerre civile américaine : « Blue and Gray ».
- La 76e,dont le numéro rappelle les deux derniers chiffres 1776, une année historique pour les Etats-Unis. La cloche de la liberté orne le patch divisionnaire.
- Les hommes de la 84e, natifs de l’Illinois et de Wisconsin, ont préféré honorer l’héritage des milices de l’Illinois au sein desquelles le capitaine Abraham Lincoln a servi pendant la guerre contre le chef indien Black Hawk en 1832. Le même Black Hawk est célébré dans l’insigne de la 86e sous les traits d’un aigle noir.
L’ensemble des insignes des unités de l’American Expeditionary Force (donc d’une grande partie des divisions américaines actuelles) et la plupart des traditions de l’US Army (décorations, héraldique, etc.) datent de la Première Guerre mondiale : tantôt les modèles britannique et français ont servi de modèle, tantôt l’innovation a prévalu, comme dans le cas des SSI.
Quelle est la place de la Première Guerre mondiale dans la conception des insignes ? Sur 53 divisions d’infanterie, seules cinq font référence directement à la Grande Guerre dans leur SSI :
- La 3e division, surnommé Marne division, est probablement l’une des divisions américaines les plus engagées au combat entre 1917 et 1918. Les trois branches symbolisent les trois opérations principales auxquelles elle a participé tandis que le bleu rappelle la loyauté envers ceux qui ont combattu.
- La 32e est la première unité alliée à percer la célèbre ligne Hindenburg en 1918. Le patch reprend ce fait glorieux puisqu’il est composé d’une flèche rouge (pour la ténacité) qui transperce une ligne. Par la suite, les soldats de la 32e ont été surnommés « Les Terribles »
- Les 78eet 79e divisions ont souhaité commémorer la Lorraine où elles ont combattu en 1918 : un éclair blanc sur le rouge en souvenir des armes de la Lorraine pour la 78e, la croix de Lorraine, symbole de triomphe, sur un bouclier bleu pour la 79e, qui s’est distinguée à Montfaucon.
- La 93e,dont l’insigne reprend un casque Adrian stylisé choisi par les soldats afro-américains de cette division affectée dans l’armée française pendant la Grande Guerre.
Plusieurs raisons peuvent expliquer la faible représentativité du souvenir de la Grande Guerre en France dans les symboles choisis pour élaborer les insignes. Seules les divisions engagées tôt, donc plus longtemps et plus durement (c’est le cas de la 3e, 32e et de la 93e avec l’armée française) ont conservé le souvenir de la Grande Guerre. Pour les autres, qui ont été plus modestement engagées et pour certaines pas du tout, les insignes se rapportent principalement à un bassin de recrutement ou à un camp d’instruction, où se forgent les fondations de la cohésion d’une troupe. Enfin, l’étude sommaire des shoulder sleeve insignia, adoptés entre 1918 et 1919, montre qu’en moins d’un an, la petite armée américaine, qui ne possédait pas ou peu d’esprit de corps dans un pays où le sentiment national était embryonnaire, s’est transformée en une seule force, nombreuse, et qui a transcendé les clivages nés de l’histoire et les particularismes régionaux.
2 commentaires
Aussi disponible in « American Armies and Battelfields in Europe », en ligne , ABMC 1938
Merci pour cet article intéressant. Mon mari était avec la 1rst Cavalry Division pendant et après la Guerre du Golf. « 1st CAV » fait partie de « Three Corps » qui existe toujours avec la même insigne que sur votre tableau. « Three Corps » est à Fort Hood, au Texas, et nous habitons tout pres.