Dimanche dernier, alors que je flânais en famille le long des étals d’un vide-grenier, mon attention s’est portée sur une Etude sur Rudyard Kipling, chantre de la Grande Guerre (1914-1918). Ce livret de 60 pages est la version publiée de conférences données à l’Hôtel de ville de Versailles en juin 1921 par Victor Glachant (1864-1941), professeur de rhétorique aux lycées Buffon à Paris puis Hoche à Versailles. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de pédagogie et d’études littéraires, telle cette étude consacrée à Rudyard Kipling.
Rudyard Kipling doit sa notoriété à des livres pour enfant : qui ne se souvient du Livre de la jungle, de Capitaines courageux ou de Kim ? Dans ses romans, dans ses nouvelles comme dans ses poèmes, Kipling exalte souvent la gloire et la grandeur de l’empire britannique. Ses héros sont souvent de petites gens, qui œuvrent à cette grandeur : les marins, les soldats, les ingénieurs, les fonctionnaires, etc. Le prix Nobel de littérature lui est décerné en 1907 ; il est à alors à l’apogée de sa carrière. Chantre de l’impérialisme britannique, il s’en détache peu à peu quand la dimension mercantile s’impose aux ambitions politiques et morales. Néanmoins, en 1914, il s’investit dans le lutte contre l’Allemagne. Cet épisode de la vie de Kipling est relaté dans le film Mon fils Jack de Brian Kirk sorti au cinéma en 2008. La disparition au combat de son fils, le lieutenant John Kipling (1897-1915) des Irish Guards, pendant la bataille de Loos est, avec la perte de sa fille, le second drame de la vie du poète et romancier britannique. En vain, Kipling cherchera le corps de son fils, qui ne sera retrouvé qu’en 1992. C’est un homme brisé qui rejoint l’Imperial War Graves Commission fondée en 1917 (Commonwealth War Graves Commission à partir de 1960). C’est lui notamment qui choisit l’inscription figurant sur chaque Pierre du Souvenir dans les grands cimetières militaires britanniques Their Name Liveth For Evermore (extrait de la Bible) et celle qui est inscrite sur la stèle des soldats inconnus : Known unto God. Il disparaît à Londres en janvier 1936 et ses cendres sont déposées à l’abbaye de Westminster.
Publié à Paris à la Librairie de France en 1922, le texte de Victor Glachant est dédié « à la chère mémoire de lieutenant-colonel Louis-Victor Duruy, commandant le 1er régiment de tirailleurs algériens, tué au combat [en Belgique] le 30 octobre 1914″. Saint-cyrien de la promotion « Du Siam » (1892-1894), Louis-Victor Duruy est le fils de l’historien Victor Duruy, normalien, ministre de l’Instruction de 1863 à 1869 et dont le chef de cabinet et gendre est Charles-Victor Glachant (1826-1889) qui est probablement le père de Victor Glachant. Les liens familiaux unissent donc les Glachant et les Duruy (fonds Duruy et Glachant aux Archives nationales).
Le texte se subdivise en trois parties. Dans l’avant-propos du 2 août 1922, Victor Glachant donne le ton : l’ennemi c’est l’Allemagne, « l’irréconciliable adversaire » pour lequel il estime « qu’il est au monde des haines légitimement vivaces ». Puis suivent les conférences illustrées de poèmes de Kipling. L’intérêt de cette publication est donc d’abord d’offrir au public français une version française d’une dizaine de poèmes de l’écrivain britannique. Mais ces conférences sont aussi l’occasion pour l’auteur de louer l’entente franco-britannique à une époque où les relations bilatérales entre les deux pays sont glaciales. Il le dit à mi-mot : « Et nous constaterons que l’auteur de ce noble hymne, intitulé France (1913), se montre plus sévère à l’égard de ceux qui osèrent troubler cette paix sacrée de l’univers, que le Premier Ministre anglais actuel [Lloyd George], que je respecte, mais qui, vraiment afficha parfois, par système, un trop débonnaire souci de ménager les bourreaux aux dépens des victimes ! ». Enfin, après sa conclusion, Victor Glachant ajoute un appendice « à la suite de ces fortes pages du grand patriote anglais (…) » comprenant deux poèmes, l’un dédié au capitaine Georges Guynemer, l’autre au soldat inconnu.
L’auteur s’est donc approprié les textes de Kipling, qu’il a traduits pour ensuite illustrer ses conférences dans lesquelles il dénonce l’ennemi allemand d’un côté et loue l’allié anglais de l’autre. Cet allié prend, dans la conférence de Glachant, le visage de Kipling : « Mesdames et Messieurs, vous le voyez d’emblée : Rudyard Kipling est, fut de tout temps, et demeure pour nous le plus franc, le plus loyal des amis ».
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