Retour en Macédoine. Sur les traces matérielles et mémorielles des Poilus d’Orient.

7 septembre 2014
Vue de Monastir en 1915, Bibliothèque nationale de France, [Rol, 45833]

Vue de Monastir [Bitola] en 1915, BNF, [Rol, 45833]

En 2012, nous avions évoqué ici même l’initiative intéressante lancée par une équipe d’enseignants du lycée Mermoz de Vire. En juillet 2014, Eric Allart est retourné en Macédoine pour effectuer une nouvelle prospection inventaire dans la boucle de la Cerna. Il a bien voulu nous en présenter les grandes lignes.

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Dans le prolongement du travail effectué en avril 2010 et avril 2012, nous avons effectué une prospection inventaire dans la boucle de la Cerna du 15 au 21 juillet 2014, au sud de la République de Macédoine. Le voyage a été aussi l’occasion de rencontrer l’attaché de défense de l’ambassade de France à Skopje, pour lui présenter nos travaux et définir la participation d’un groupe d’élèves du lycée professionnel Jean Mermoz de Vire aux commémorations de novembre dans le cimetière militaire français de Bitola. Une stèle construite par les élèves chaudronniers du lycée professionnel Jules Verne de Mondeville, sous l’égide de Sylvie Guitton, est en voie d’acheminement vers Bitola (arrivée prévue courant septembre 2014). Elle représente un fantassin chargeant, inspiré par les dessins de l’artilleur Etienne Valentin, hommage de la communauté éducative bas-normande au sacrifice des Poilus d’Orient. L’expédition de 2012, associant des enseignants et des élèves des deux pays, a permis une collecte de témoignages de la seconde génération. Les enfants de civils témoins du conflit, ayant transmis une mémoire précise et vive sur la présence des troupes françaises. En outre, les élèves macédoniens du lycée Tito sélectionnés suivent une scolarité bilingue avec le français comme langue étrangère principale. Ils sont binômés avec leurs correspondants virois.

La prospection de terrain, limitée pour des raisons d’accessibilité et de délai, avait donné l’occasion de repérer des ouvrages troglodytes sur la cote 1050, de photographier un corpus important de matériel militaire réemployé par les populations, et de reconnaître l’emplacement du terrain d’aviation de Bac, sur les rives de la Cerna, dans la vallée de la Pelagonia. Les dix jours de travail de juillet dernier, sans élèves, ont permis la location d’un véhicule tous terrains et ainsi l’accès aux crêtes de la boucle de la Cerna.

Le secteur prospecté, compris dans un rectangle de 20 kilomètres sur 12, est le massif montagneux circonscrit par la boucle de la Cerna, avec une déclivité d’environ 1000 mètres. En 1917-1918, il marque la stabilisation de la ligne de front au nord-est de Monastir (actuelle Bitola), tenu par les 16e et 17e divisions, panachées avec des unités serbes, russes et un corps expéditionnaire italien. Aujourd’hui c’est une région pauvre, à très faible densité de population, où des villages et hameaux de montagne en voie de désertification ne sont plus peuplés que par une poignée de personnes âgées en situation de quasi autarcie. Pas d’eau courante, pas d’électricité, des pistes et des sentiers. L’hiver, des loups tournent autour des habitations. Malgré la proximité, à vingt kilomètres, de la seconde ville de Macédoine, la pauvreté et la compartimentation géographique laissent ces habitants comme dans un autre monde.

Ces conditions difficiles ont préservé les structures héritées de la Première Guerre mondiale. Ainsi les routes d’approvisionnement du front bâties par les français et leurs alliés serbes sont restées remarquablement conservées, alors que le bitume des grands axes du fond de vallée est défoncé par l’amplitude thermique (plus de 100°C entre l’hiver et l’été avec des couvertures neigeuses pouvant dépasser deux mètres), le cailloutis damé et compacté centenaire n’a pas ou peu bougé.

La route des Français

La route des Français

Les traditions orales expriment encore chaleureusement la gratitude pour le travail d’irrigation et de découverte de sources mené par l’armée française. À Skotchivir, le système de téléphérique avec cabine et pylônes franchissant la Cerna est resté en place. À Iven, une citerne à eau construite en 1915 par les établissements Ronot de Saint Dizier, pour alimenter un village de repos en arrière immédiat du front, a été récupérée comme silo à grain par la population. Des munitions tirées sont utilisées en décoration de fontaines, une douille d’obus comme cloche dans la chapelle du village. Les parcelles cultivées sont encloses de barbelé militaire directement démonté par panneaux entiers (avec conserves et gamelles avertisseuses sonores !) et tendus avec des canons de fusils emboités. A Makovo, la ligne de front a une fois de plus confirmé l’extraordinaire degré de conservation d’ouvrages fortifiés taillés dans le roc (postes de tir, abris, soutes …) dans un secteur dévolu aux russes et à la 16e division d’infanterie coloniale. A Brnik, les vestiges discrets d’un petit édifice cimenté présenté comme « centre de désinfection » par les deux seuls habitants du village, ainsi que d’une probable soute à munitions excavée dans le granit, nous ont confirmé qu’une étude sérieuse de terrain ne peut se faire sans l’aide des habitants et de nos collègues macédoniens. À ces objets encore utilisés dans le quotidien et aux marques laissées sur le paysage, il faut ajouter la persistance du souvenir, dans des récits inédits à ce jour n’ayant fait l’objet d’aucun recueil systématique.

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Des phénomènes attestés sur le front occidental trouvent ici des correspondances originales. Par exemple, les populations évacuées ayant mis en place un système de troc, vendant du rakia aux troupes de première ligne. Un récit poignant à Rapès d’un petit macédonien « adopté » par un soldat français lui ayant promis de revenir le chercher après le conflit, mort dans les années 1990 sans que la promesse ait été tenue, le souvenir rapporté par ses voisins plus de 10 ans après son décès illustre que le lien avec la France de ces régions oubliées par l’Europe est encore puissant sur place.

Enfin, des dynamiques récentes navrantes semblent trouver leurs sources dans des récits transgénérationnels. La récupération du métal militaire a été systématique après le conflit, favorisée par le gouvernement à l’époque yougoslave, réactualisée au début des années 2000 par l’État macédonien. Nous arrivons donc après plusieurs grandes phases de « nettoyage », qui ont éradiqué la majorité du mobilier métallique encore in situ. Mais les récits de soldats français revenus après le conflit récupérer des butins de guerre cachés dans les montagnes ont suscité des vocations de pillage avec détecteur, s’en prenant aussi aux sépultures isolées, comme nous avons pu le constater à Meglenci sur la côte 1050 avec deux tombes italiennes, et à Skotchivir avec l’éventration d’une tombe serbe, au sein même d’un cimetière militaire ! Nous ignorons dans quelle mesure ces pratiques sont à mettre en relation avec un modeste commerce d’antiquité permettant aux touristes d’acquérir des casques stalhelm ou des baïonnettes de Lebel dans le centre de Bitola.

La continuité du projet sur la durée depuis 2009 nous a permis d’obtenir une reconnaissance nationale avec la labellisation de la Mission du Centenaire. La constitution d’un réseau de connaissances et de personnes intéressées par le Front d’Orient a enrichi et facilité l’accès aux sources avec le prêt d’archives familiales remarquables. Citons la correspondance des centaines de lettres du chirurgien Albert Canonne avec son épouse infirmière entre 1915 et 1918, décrivant sa vie à la base de Salonique, enrichissant ses lettres de photographies, aquarelles, dessins, coupures de presse et documents divers comme un étonnant calque d’opération sur tibias et péronés. Nous exprimons aussi notre gratitude à monsieur Vincent Urbain qui nous a communiqué la vingtaine de photographies prises par son grand oncle Paul Pédoux, mécanicien aux escadrilles 501 et 504 de l’Aviation Française d’Orient, dont nous avons localisé le terrain. Ce corpus enrichit un album anonyme de 60 clichés pris par un observateur membre de la 504 détaillant les appareils, les paysages et installations militaires de la Macédoine de 1917-1918, dans notre secteur d’étude.

Enfin, nous tenons à rendre ici hommage à notre collègue Iljo Trajkovski, professeur d’histoire au lycée de Bitola, dont la grande collection de photographies de l’époque du conflit recèle des clichés remarquables de lieux où nous avons prospecté. Plusieurs étapes attendent les acteurs de ce projet dans les années à venir. La publication du second volume de notre travail, concernant les expéditions de 2012-2014 est en finalisation de rédaction. Les éléments et l’expertise acquis au cours de ces années nous donnent l’opportunité de contribuer, avec le programme de coopération décentralisée entre la Région Basse-Normandie et la République de Macédoine, à réaliser des parcours de tourisme mémoriel, des expositions, des projets de muséographie. Nous souhaiterions aussi profiter de l’exposition médiatique et de l’aménagement de certains sites pour impulser une ou plusieurs opérations d’archéologie préventive sur le modèle des réalisations de Gilles Prilaux sur le Front Occidental.

Eric Allart pour l’équipe franco-macédonienne.

2 commentaires

  • Nicole Jimenez 10 novembre 2020 à10:34

    Bonjour,
    Je trouve ce travail remarquable. Ce lien par delà le temps avec la présence et l’action de jeunes est très émouvant.
    je suis à la recherche d’informations sur un de mes oncles qui a reçu la médaille d’orient et la médaille serbe.
    Je ne sais pas très bien par où commencer mes recherches…Je vous donne, à tout hasard quelques informations /
    Louis Bameule né le 10 janvier 1892 matricule 1810
    Campagnes :Intérieur sous (?) les ordres du gal cet la région Cs du 16.10.14 au 19.10.17 armée d’orient CS du 12 11 18 au 10 05 1919
    médaille d’orient le 4.12.1931
    Médaille Serbe 28.12.1931
    Merci de votre aide
    Cordialement
    Nicole Jimenez

  • Mathieu Yves 8 août 2022 à19:51

    J’ai fait ma thèse de Géologie en Macédoine en 1970 et 1971
    J’ai vécu à Skopje, Prilep et Bitola

    J’ai plusieurs souvenirs concernant les témoignages de macédonien sur la présence de l’armée française

    Le 1° est bouleversant, je suis sur le terrain avec un technicien local qui me seconde, nous sommes perdus dans les montagnes du Pelister, de l’autre coté du vallon où nous étions un vieux berger nous interpelle et vient à notre rencontre.
    On lui parle, mon accent et mes défauts de langage (je parlais le Serbe de façon approximatif) ne le surprend pas et il devine que je suis français, ce que je confirme. Il se met alors au garde à vous et chante la Marseillaise sans fausse note et très fortement. Il l’avait appris durant la guerre de 14-18 car il vivait à côté d’un camp militaire français. Il avait deux autres souvenir marquant qui lui restait en mémoire : il avait mangé pour la première fois du pain et de la viande avec les poilus

    Le 2° est chez une de mes logeurs successifs, je n’avais pas les moyens de vivre à l’hôtel. Une des personnes où je suis resté 6 mois environ était née en 1915 et parlait français aussi bien que nombre de nos compatriotes. Dans le service de santé de l’armée française, il y avait des religieuses, celles-ci sont restées à Bitola et ont ouvert un collège francophone où les notables locaux y ont envoyé leurs enfants dont ma logeuse. Ma logeuse avait le brevet élémentaire de 1930, brevet qui correspond largement à certains baccalauréat de maintenant .

    Le 3° souvenir est dans le cimetière français de Biltola ou environ10 000 de nos Poilues y sont enterrés. Notre 1° ministre de l’époque: Jacques Chaban Delmas, en visite officiel en Yougoslavie est venu le visiter et à signer le livre d’or, Le lendemain prévenu de cet évènement qui n’avait pas été annoncé par la presse locale, ,je suis mis au courant et je vais visiter ce cimetière. A sa sortie le gardien me demande si je veux signer le livre d’or, ce que je fis. Il me l’avait ouvert sur la page signé par JCB, j’ai signé sur la page suivante.

    Le 4° mon Grand Père maternel était resté deux ans dans l’armée d’Orient et avait séjourné à Florina et Bitola. Mort chez lui en 172, il a pleuré de joie quand je lui ai montré qq photos de ces deux villes. Photos rescapés que les polices Grecs et Yougoslaves avaient oublié de détruire. A l’époque deux dictatures ennemis se faisaient face, les colonels grecs d’un coté et les communistes yougoslaves de l’autre et il était interdit de prendre des photos de part et d’autre de la frontière. Seuls pratiquement que des géologues français ont travaillé le long de ces frontières, c’est pourquoi j’y ai pu faire une thèse. Nous étions accompagné d’un soldat qui notait out ce que l’on faisait, un jour j’ai oublié de le prendre, une heure après j’ai été arrêté et gardé une journée au commissariat de Police de Bitola. Coté Grec c’était pareil mais il y avait des fruits

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