L’ECPAD détient une collection de 572 photographies autochromes représentant des scènes prises pendant la Première Guerre mondiale. Elles constituent un témoignage particulier sur le conflit, tant en raison des caractéristiques du procédé lui-même que de la personnalité des auteurs de ces clichés, parmi lesquels le commandant Jean-Baptiste Tournassoud. C’est d’ailleurs en partie grâce à la famille de ce dernier que la collection a pu être préservée entre 1919 et 1973, date à laquelle elle est revenue dans le giron de l’État. Cette collection entretient en outre des relations étroites avec d’autres institutions patrimoniales, dont les ancêtres ont en partie présidé à sa constitution : le musée Albert-Kahn (MAK) et la médiathèque de l’architecture et du patrimoine (MAP).
La « diapositive » en couleur avant l’invention de l’autochrome
Au XIXe siècle, les recherches sur la reproduction des couleurs s’effectuent dans deux directions : fixation directe par voie chimique ou physique (chromophotographie) ou reconstitution par synthèse additive des trois couleurs primaires[1]. C’est cette dernière qui va donner lieu aux développements les plus prometteurs. Les précurseurs sont Maxwell et Sutton qui, en 1861, réalisent la première vue en couleur en prenant sous le même angle trois clichés sur plaque de verre d’un morceau de tissu écossais, avec trois filtres colorés différents (rouge, vert, bleu) : ils obtiennent ainsi trois plaques négatives en noir et blanc dont ils tirent des positifs qu’ils projettent à travers trois lanternes magiques munies chacune du filtre utilisé lors de la prise de vues initiale. La superposition des trois images sur un écran reconstitue les couleurs et les motifs du tissu. Cependant, le procédé est lourd et difficilement reproductible.
Peu avant 1900, le photographe Sergueï Prokoudine-Gorski l’améliore en inventant une chambre trichrome, appareil permettant de prendre successivement les trois plaques nécessaires de façon plus pratique et plus rapide, à l’aide duquel il réalise de 1905 à 1912 un grand nombre de photographies à travers tout l’Empire russe[2].
L’autochrome à portée du photographe amateur
Avec le procédé inventé par Auguste et Louis Lumière en 1903, les trois supports utilisés dans les procédés précédents sont réunis en un seul de la manière suivante : sur une plaque de verre sont disposées successivement une couche de vernis au latex servant d’accroche, une fine couche de micro-grains de fécule de pomme de terre colorés en bleu-violet, vert et rouge-orangé, et de la poudre de charbon de bois qui sert à boucher les interstices. L’ensemble est laminé sous forte pression et recouvert d’un vernis à base de nitrate de cellulose puis d’une émulsion de gélatino-bromure d’argent qui joue le rôle d’obturateur. La fabrication est industrialisée et le prix abaissé, ce qui rend la photographie en couleurs accessible à un plus grand nombre de pratiquants.
Pour la prise de vues, on peut utiliser le même appareil que pour la photographie en noir et blanc en intercalant un filtre jaune qui compense l’excès de sensibilité au bleu de la plaque autochrome, qui présenterait sinon une dominante violacée. On dispose la plaque à l’envers : le côté fécule est exposé en premier aux rayons lumineux arrivant par l’objectif ; ceux-ci subissent suivant leur couleur une absorption variable en fonction de la teinte des grains de fécule qu’ils rencontrent et impressionnent plus ou moins la couche argentique située à l’arrière. En raison de l’épaisseur de la couche de fécule que la lumière doit traverser avant d’atteindre la couche argentique, la sensibilité est soixante fois moindre que celle d’une plaque noir et blanc et le temps d’exposition est beaucoup plus long, d’une seconde à focale 8 pour un paysage très éclairé à une quinzaine de secondes pour un coucher de soleil, de sorte que l’emploi d’un pied est indispensable. Le procédé ne convient donc pas à des scènes de mouvements, où les personnages prendraient un aspect fantomatique. Il met au contraire particulièrement en valeur les portraits ou les vues d’architecture.
Après exposition, on obtient un négatif. Au lieu de le fixer et d’en tirer ultérieurement un positif, on l’inverse directement sur la plaque par un traitement chimique. Chaque autochrome est donc une vue positive unique.
Constitution de la collection pendant la Première Guerre mondiale
Les premières autochromes réalisées par la section photographique de l’armée (SPA), prises par l’opérateur Édouard Brissy en Argonne, datent de juillet 1915. D’autres photographes adoptent ensuite ce procédé : Pierre Machard, Paul Queste et Isidore Aubert, qui prennent au total plus de soixante-dix clichés en couleur parallèlement à leurs reportages en noir et blanc en 1915. Ils photographient essentiellement des ruines, parfois des cantonnements, mais ne s’approchent pas des premières lignes. En 1916, Pierre Machard effectue des reportages en Alsace puis au Maroc. Avec Albert Samama-Chikli, la photographie autochrome revêt un aspect plus militaire avec des scènes d’entraînement et des vues réalisées à proximité des lignes, notamment en Afrique du Nord.
En 1917 démarre une fructueuse collaboration entre la SPA et le mécène et fondateur des Archives de la planète, Albert Kahn, qui finance une importante mission dans la Marne, le Haut-Rhin, le Nord, la Belgique, la Meuse et la Picardie, assurée par Paul Castelnau et Fernand Cuville. Ces derniers prennent souvent plusieurs clichés en couleur de la même scène, un pour l’armée, un pour les Archives de la planète et un troisième pour le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, ces vues étant maintenant réparties entre l’armée, le MAK et la MAP. Après octobre 1917, la SPCA[3] semble ne plus consacrer de mission à la photographie en couleurs. Castelnau et Cuville continuent cependant à travailler, l’un pour Albert Kahn, l’autre pour le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts. D’après les différentes sources écrites permettant de documenter ces autochromes (registres d’inventaire du MAK , livres d’entrées de la SPA où sont mentionnés notamment les clichés couleurs référencés oméga réalisés en 1915-1916, légendes manuscrites de Paul Castelnau et liste des clichés de Cuville), il est possible d’estimer à plus de mille trois cents plaques le volume de la collection d’autochromes réalisées par les SPA/SPCA/SPCG à la fin de 1918, au moment où le commandant Tournassoud en prend la direction.
L’apport du commandant Tournassoud
Après avoir servi successivement dans le génie, le train des équipages et au service géographique de l’armée, il dirige le service photographique et cinématographique de guerre (SPCG) de novembre 1918 au 15 mars 1919. Bien que n’ayant jamais fait partie de l’équipe des opérateurs de la section, il s’adonne de longue date à la photographie, publiant ses œuvres dans la presse avant la guerre, et possède une rare maîtrise de l’autochrome. Sa production se distingue radicalement de celle des photographes précités : ses vues, fruit de mises en scènes élaborées, se rapprochent davantage de la peinture d’histoire du XIXe siècle que du reportage sur le vif. À son arrivée au SPCG, il apporte probablement avec lui sa collection personnelle. On ne sait pas précisément combien elle comportait de plaques en couleurs ni comment ces dernières se sont trouvées mélangées avec la série d’autochromes réalisées par les opérateurs militaires. Après son départ du service, une grande partie de l’ensemble a été conservé dans sa famille jusqu’en 1973, date à laquelle sa petite-fille, Paulette Michey, en fit don à l’ECPA (établissement cinématographique et photographique des armées).
Le travail d’identification des œuvres
À l’entrée de la collection dans les fonds de l’ECPAD en 1973, les clichés n’ont plus leurs références d’origine et se trouvent confondus dans un ensemble renommé AUL, pour Autochrome Lumière. Il s’agit peut-être d’une appellation ancienne donnée par Tournassoud, sachant l’admiration qu’il vouait aux frères Lumière. Le don n’est accompagné d’aucun document d’identification et une très large majorité des clichés lui est alors attribuée. En outre, la numérotation est incohérente, avec, au début, des bribes de regroupement thématique suivies d’une succession de vues du front français dans le désordre. Le travail entrepris depuis les années 2000[4] consiste à réattribuer chaque œuvre à son auteur, d’une part par comparaison avec l’autochrome éventuellement conservée dans une autre institution, d’autre part par la recherche d’une scène identique ou très proche réalisée en noir et blanc par le même auteur. C’est en effet le cas pour Tournassoud qui réalise fréquemment trois vues : un cliché stéréoscopique sur plaque de verre noir et blanc au format 8×16 cm, un autre en noir et blanc au format 13×18 cm, enfin une autochrome de même format quasiment identique à la précédente[5]. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, d’Albert Samama-Chikli, de Pierre Machard et de Paul Queste. Quant à Castelnau et Cuville, ils ont côtoyé au cours de leurs missions d’autres photographes, notamment Edmond Famechon, Jacques Ridel et Marcel Lorée, avec lesquels la comparaison des clichés est également fructueuse. Les sources écrites permettent de conforter les indications obtenues par ces rapprochements.
Il reste après ces opérations d’identification vingt et une autochromes dont l’auteur est pour l’instant inconnu. Toutes les autres ont été réattribuées, essentiellement à Castelnau et Cuville (318), Tournassoud (89), Machard et Samama-Chikli (une cinquantaine chacun) et enfin Queste, Aubert et Brissy. L’ensemble conservé à l’ECPAD apparaît diminué par rapport au volume initial de la collection telle qu’elle devait se présenter à la fin de 1918 mais il faut tenir compte des autochromes qui, à l’époque, étaient destinées aux beaux-arts, actuellement conservés à la MAP (780). La somme des deux s’en rapproche davantage.
Quoiqu’il en soit, la variété des clichés présente une vision renouvelée de la guerre tant par le réalisme des scènes de vie quotidienne et des portraits que dans la représentation des ruines ainsi que le rendu des uniformes et des drapeaux[6].
Véronique Goloubinoff, chargée d’études documentaires, ECPAD – juillet 2015
[1] Il n’est ici question que de photographies projetables et non de tirages sur papier, pour lesquels on utilise des procédés de synthèse soustractive des couleurs.
[2] Les 1 902 plaques, actuellement conservés aux États-Unis à la bibliothèque du Congrès, ont fait l’objet d’une exposition à Paris en 2014.
[3] Le service devient section photographique et cinématographique de l’armée (SPCA) après sa fusion en janvier 1917 avec la section cinématographique de l’armée, puis service photographique et cinématographique de guerre (SPCG) en août 1918.
[4] Successivement par Hélène Guillot (ECPAD), Hervé Degand (centre des monuments nationaux), Serge Fouchard et Anne Sigaud (MAK), et Véronique Goloubinoff (ECPAD).
[5] J.-B. Tournassoud a tiré un album de ses clichés, La Guerre, comprenant cent cinquante planches de reproductions en phototypie de ses œuvres et constituant un catalogue des photographies qu’il a exposées en février 1919. Cet album et les tirages de cette exposition sont conservés au Service historique de la défense.
[6] Sur l’analyse picturale des autochromes de Tournassoud, voir l’article de Marie Lamassa : « Écrire la Grande Guerre par la photographie : Jean-Baptiste Tournassoud, un acteur ambivalent » dans Images d’armées, un siècle de cinéma et de photographie militaires (1915-2015), dir. S. Denis et X. Sené, CNRS Éd., 2015, p. 35-40.
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Un commentaire
Fabuleux cette collection