Depuis plusieurs mois, la presse se fait l’écho de l’élargissement du recrutement par les services du renseignement en France. Constatant qu’on se tourne vers « les plus prestigieuses écoles du pays » (France Inter, 6 octobre 2016), des journalistes parlent d’un phénomène nouveau. Pourtant le recrutement de diplômés au profit des services de renseignements, en particulier militaires, n’a rien de neuf. Je me suis beaucoup intéressé à ce qui s’est passé pendant la Première Guerre mondiale sur ce sujet (1) : j’en livre ici une petite synthèse, qui permet de mettre en perspective ce phénomène.
Avant la Première Guerre mondiale, l’armée emploie déjà des universitaires et des hauts diplômés au profit de ses services de renseignement. La guerre ne fait qu’accroître ce type de recrutement. Entre 1914 et 1918, plusieurs milliers d’agrégés, de polytechniciens, de normaliens, d’ingénieurs, de centraliens servent, en qualité d’officiers de réserve, dans tous les services de renseignements dépendant du département de la Guerre. C’est au 5e bureau que ce type de recrutement est le plus perceptible. Pour comprendre comment s’opère les recrutements, les dossiers de carrière militaires et civils sont d’excellentes sources.
Le 5e bureau : un bureau taillé pour les diplômés
En préambule, une courte présentation du 5e bureau s’impose. Le 5e bureau de l’EMA est créé à l’initiative du général Gallieni, ministre de la Guerre, le 2 décembre 1915. Fait unique et non prévu par les textes, deux organismes de renseignements cohabitent à l’EMA jusqu’en 1917 : les 2e et 5e bureaux (à ne pas confondre avec le 2e bureau du grand quartier général). En créant le 5e bureau, le ministre de la Guerre fusionne sous une même autorité des sections dépendant d’autorités différentes, dont la coopération s’avérait peu efficace.
Baptisé « Informations et propagande », le « B5 » est structuré autour d’une direction sous laquelle viennent se greffer des sections déjà existantes, qui sont détachées du 2e bureau de l’EMA (le service de renseignement, la section de centralisation des renseignements, le service de propagande aérienne et le bureau interallié) et du cabinet du ministre de la Guerre (la section de contrôle télégraphique et la section de recherche de renseignement et d’étude de la presse étrangère). La section de contrôle télégraphique constitue le cœur du 5e bureau puisque l’ensemble des flux convergent vers elle.
Ces sections sont chargées de mener des activités d’espionnage, de développer la lutte sur les terrains économique, financier, moral et social, de lutter contre la contrebande de guerre, d’organiser la propagande, de multiplier les moyens de communication, chez les belligérants et chez les neutres (Espagne, Pays scandinaves, Suisse, Espagne, continent américain…) et d’établir une collaboration interalliée dans le domaine du renseignement. Il faut des spécialistes et des professionnels pour armer ces postes or le ministère de la Guerre ne possède pas la ressource : il puise donc dans la société civile pour recruter des réservistes.
Des officiers de réserve déjà formés
Ces hommes offrent deux avantages : ils ont été militairement instruits (au cours du service militaire pendant deux ou trois ans), ils ont pour la plupart de beaux titres de guerre (avant de rejoindre le 5e bureau, ils sont au front !) et ils possèdent une solide formation académique acquise dans les grandes écoles et universités de la République. En janvier 1916, moins d’un mois après sa création, le 5e bureau est composé de 223 officiers, sous-officiers, militaires du rang et civils. Les officiers se répartissent en deux groupes : les réservistes, plus nombreux et très spécialisés, et les officiers de carrière qui occupent essentiellement des postes de direction. Le ministère de la Guerre trouve chez les officiers de réserve les compétences qu’il recherche ; cependant, pour assurer l’encadrement, il s’appuie sur des officiers de carrière obéissants et connaissant mieux les rouages de l’administration militaire.
Les officiers du 5e bureau ont été formés dans les grandes écoles de la République (70 %) ou à l’université (30 %). Ils ont également suivi des formations diverses.
- Les officiers de carrière sortent des grandes écoles militaires (principalement Saint-Cyr au 5e bureau) et sont diplômés de L’École supérieure de Guerre.
- Les normaliens : 30 % de l’effectif officier sont issus de l’École normale supérieure (sans compter les militaires du rang). Ils sont agrégés, le plus souvent en langue (allemand, anglais, italien).
- Les universitaires forment un groupe plus modeste. Ils sortent des facultés de lettres et de langues et ils sont également agrégés. Quelques historiens, juristes de haut niveau, un économiste et quelques scientifiques complètent ce tableau.
- Enfin, à la marge, quelques individus sont sortis des Beaux-Arts, des écoles de commerce, de l’École supérieure d’agriculture de Montpellier, de Centrale, de l’École supérieure de physique et de chimie industrielle et de l’École de tissage et de filature.
Ces hommes appartiennent à l’élite de leur discipline ou spécialité. Les notations contenues dans les dossiers de carrière exposent clairement les conditions requises pour le recrutement dans les services : la formation, les connaissances, la rigueur dans le travail, la capacité à rédiger, à nuancer et à synthétiser. Ainsi, les linguistes sont employés à la lecture et à la traduction de la presse étrangère ; les historiens rédigent des synthèses au profit de la direction ; les hauts fonctionnaires, les cadres et dirigeants de banques et d’entreprises (industrie, presse, assurance) sont affectés à la section de contrôle télégraphique ; les juristes sont recrutés à la section de centralisation des renseignements.
Autres critères favorables : le capital social hérité ou construit (réseaux de sociabilité, familiaux et relations personnelles) en France et à l’étranger, l’expérience du monde des affaires et la connaissance du monde (par les voyages), la maîtrise d’une langue étrangère. Les langues allemandes, anglaise, italienne et russe sont très prisées. Mais en 1916, le 5e bureau recrute également des locuteurs en quechua ou en celte !
Des modes de recrutement divers
Un grand soin est apporté au recrutement. Une enquête minutieuse précède chaque affectation. La discrétion, l’intelligence et l’expérience sont les principales qualités requises. Le 5e bureau dispose de plusieurs moyens pour recruter.
Il sollicite les grandes écoles, les institutions, les revues et les éditeurs. Ces derniers doivent fournir au ministère de la Guerre des fiches de renseignements sur des anciens élèves, des contributeurs, des traducteurs, des correcteurs, etc. Certains établissements font également office de centre de recrutement, telle L’École normale supérieure, avec laquelle le ministère de la Guerre entretient des relations étroites dès avant la guerre (Des normaliens dans les services de renseignement du ministère de la Guerre). Le 5e bureau prend régulièrement des renseignements rue d’Ulm sur les officiers en convalescence susceptibles d’être recrutés. C’est ainsi que celui qui deviendra l’un des pères de la propagande aérienne, Ernest Tonnelat, rejoint l’EMA en août 1915. Mais l’école joue un rôle plus actif. Connaissant bien ses élèves, elle procède à une sélection et se charge elle-même du recrutement afin de mieux répondre aux besoins du 5e bureau. En février 1916, le lieutenant Emilio Pagliano, attaché à l’ambassade d’Italie à Paris, évoque ce mode opératoire dans son rapport sur la Maison de la Presse destiné à sa hiérarchie : « Le personnel d’étude est composé d’officiers blessés, d’interprètes et d’hommes de troupe du service auxiliaire ; les deux tiers sont membres de l’enseignement supérieur ou secondaire. Pour le recrutement de ce personnel, le chef de bureau s’adresse à l’École normale supérieure, qui lui indique ses anciens élèves blessés ; la direction de l’infanterie les met ensuite à la disposition du bureau pour une période de deux, trois mois (renouvelables), à moins qu’ils soient déclarés définitivement impropres à faire campagne, auquel cas ils sont attachés définitivement au bureau ».
Pour répondre aux besoins les plus urgents, le 5e bureau n’hésite pas à effectuer des demandes nominatives très précises. Par exemple, en juin 1916, la section de contrôle (future section économique) cherche un ingénieur spécialiste des questions industrielles et veut obtenir l’affectation de Louis Descroix. Ce polytechnicien (X1893), officier d’artillerie démissionnaire en 1900, est ingénieur conseil et l’un des collaborateurs d’Henry Le Chatelier (1850-1936), professeur au Collège de France et à l’École des mines et fondateur de la Revue de métallurgie. Le Chatelier préface notamment l’ouvrage de Frederick Winslow Taylor, La direction des ateliers, que Louis Descroix traduit en 1907. Avant la guerre, ce polyglotte (allemand, anglais, espagnol, italien, portugais, hollandais et russe) est aussi directeur administratif de la Revue de métallurgie. Il est l’un des grands spécialistes de la métallurgie en France. Pourtant, à la mobilisation il commande une section de munitions d’un régiment d’artillerie au front. Le 5e bureau effectue une demande par voie hiérarchique et obtient l’affectation de Louis Descroix en juin 1916. Celui-ci dirige les recherches et coordonne l’ensemble des renseignements relatifs aux industries des Empires centraux. Il produit également une série de travaux sur les fabrications de guerre en Allemagne et en Autriche. Pour la première fois, il permet d’apprécier, à partir de données indiscutables, l’importance et les limites de la puissance de la sidérurgie allemande. Grand connaisseur de l’industrie allemande, il établit les plans de bombardement des usines de métallurgie de Lorraine et de Luxembourg pour l’aviation.
Les officiers recrutés au 5e bureau de l’EMA ne sont pas des embusqués. Inaptes au front en raison des blessures qu’ils y ont reçues, ces diplômés affectés dans les services de renseignement militaire montrent aussi combien l’État s’est appuyé sur les élites qu’il a contribué à former. C’est une spécificité du renseignement français pendant la Première Guerre mondiale. On voit également à travers cet exemple les liens étroits qui unissaient jadis l’université, les grandes écoles et l’armée.
(1) C’était l’un des points abordés dans ma thèse en 2009 et le thème d’une conférence prononcée à l’École militaire à l’occasion du colloque « Espionnage et renseignement pendant la Première Guerre mondiale » et organisé par l’Académie du renseignement et la DMPA en 2014 (voir le compte rendu sur En Envor).
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